Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français c’est un oiseau migrateur, au regard sombre et au plumage bariolé (blanc, orange et noir). Mais Upupa c’est aussi le nom d’un Info-point situé à Vintimille, ville italienne à la frontière avec la France, devant le grand campement de la Via Tenda, sous le pont de l’autoroute. Créé par plusieurs collectifs locaux, c’est le seul endroit vraiment ouvert à toustes, dans cette ville où, même pour accéder à la bibliothèque, il faut montrer un document d’identité.
Des copaines de Vintimille nous racontent le quotidien d’Upupa, à travers les voix des personnes qui fréquentent le lieu. Écrit à plusieurs mains, il est entre le recueil d’histoires, la narration et la mise en mots d’un imaginaire collectif. Ce que vous vous apprêtez à lire ne se veut ni exhaustif, ni représentatif du lieu, de sa complexité et de l’énergie qu’il contient.
Vintimille, un jour quelconque d’un mois quelconque.
Il n’est pas encore deux heures de l’après-midi et Gaï est déjà assis sur le muret en face d’Upupa, à côté de sa trottinette. On est dimanche et c’est son deuxième jour de repos. Demain il va retourner à Albenga pour le travail.
« Upupa is good for everyone, for migrants and for people living here. Upupa is the most important help, without Upupa people would be suffering. Without it they will not have a place. »
À deux heure trente arrive Mustafa, à l’heure comme toujours, avec les clés. Depuis quelques semaines, il est chargé d’ouvrir le local et de tout ce que cela implique. Cette nuit il a bossé et il s’est aperçu seulement au matin que sa tente était complètement inondée, à cause de la rivière qui a débordé après les fortes pluies.
Ce matin Mustafa a mis un message sur le groupe Whatsapp-Upupa pour demander une nouvelle tente. Coup de bol, nos stocks sont pleins de matériel arrivé il y a quelques jours de Paris.
«Je ne peux que remercier Upupa, parce que le jour où je suis arrivé ici je n’avais rien, et ici j’ai trouvé tout ce dont j’avais besoin. Des fois les gars ils font un peu le bordel, on en parle et après ça s’arrête.»
Trois heures et demie. Abdkader arrive depuis le pont, exhibant le dégradé flambant neuf de ses cheveux.
«Upupa c’est beau. Au moins on peut boire le café, charger le téléphone, il y a des vêtements, de l’eau, la tondeuse pour les cheveux, des assiettes pour manger, on peut cuisiner, des fois se faire un shampoing, il y a des choses pour se laver, du savon, des couvertures et des tentes, on peut faire venir les amis. On peut prendre de l’eau pour l’amener sous le pont, il y a la wi-fi, tout est wallah. Upupa c’est ma deuxième maison wallah. Mustafa est vraiment cool. On respecte les personnes ici, moi je fais pas de bordel ici.»
Ses cheveux c’est Mohamed qui les a coupés, sous le pont, avec une tondeuse récupérée on ne sait pas où. Des salons de coiffure improvisés on en a vus plein: avant c’était même très structuré, avec un gars qui venait exprès pour couper les cheveux à tout le monde, avec chaise, tondeuse, brosse, laque, gomine et tout. Maintenant, c’est un peu plus improvisé, on coupe dans le local au milieu des gens, avec les cheveux qui tombent dans les tasses de café. Ou alors sur le parking, entre les flics et Médecins sans Frontières.
Mohamed est dans le coin depuis un mois. Il parle très bien espagnol, ce qui lui permet d’interagir avec nous, les européen.nes. Il a pas la langue dans sa poche, il dit les choses même si ça fait pas plaisir. Il ne va pas nous peindre un joli tableau du lieu, il va rien peindre du tout en fait: «Le local a besoin de quelque changement. Il faut un responsable qui soit là dès l’ouverture et jusqu’à la fermeture. Une personne qui puisse parler avec les gars quand ils font du bordel et avec les voisins quand ils viennent se plaindre. L’endroit doit être plus propre, parce que si un responsable de la mairie ou une personne de pouvoir vient et voit les dessins sur le mur, elle va pas être contente, elle va croire que c’est un squat.»
Ces choses-là, il les a dites en assemblée aussi.
Il est quatre heures et demie. Un peu à la bourre et un peu en speed comme d’hab, on essaye de faire un cercle avec tous les objets qui peuvent servir de chaise. À l’intérieur il n’y a pas assez de place, les tours multiprise trônent au milieu de la pièce et malheur à qui essaierait de les déplacer. Mais il faut encore un peu de temps avant de commencer: il reste une clope à taxer, un café à faire couler, une conversation à terminer. Après avoir trouvé tous les traducteurs qu’il nous faut, commence le tour rituel des noms et des pronoms. Ces moments permettent à la communauté d’Upupa d’aborder toute sorte de thématiques, de soulever les problèmes qui ne sont évidents que pour les personnes qui habitent ce lieu et le font vivre.
Des propositions il y en a toujours à foison, mais la plupart sont englouties par le vortex des changements de personnes et par la facilité avec laquelle les objets ont tendance à disparaître.
Mais il y a une chose qui s’installe de plus en plus. C’est la pratique de l’autogestion. Même si des fois on a un peu du mal à reconnaître qu’elle s’éloigne beaucoup de la définition politique que nous donnerions de ce terme.
Concrètement, on observe l’autogestion quand une étagère est cassée et que trois jours après, avec un marteau, deux clous et sept personnes, un chantier collectif est inauguré. On la voit à l’œuvre quand, avant la fermeture, les balais volés au Lidl s’activent de manière autonome. Quand, à la rupture du jeûne, avant même que la distribution de nourriture soit commencée, il y a déjà quelque chose à manger, à partager. On l’aperçoit autour de l’écran d’un téléphone que dix personnes utilisent en même temps, pour regarder le match de la ligue des champions.
Mais l’autogestion consiste aussi à troubler les dynamiques de quartier. Quand les voisin·es cherchent le responsable du lieu pour se plaindre, iels sont déstabilisées par le fait de ne pas trouver un.e interlocuteur·ice blanche, et encore plus gênées quand c’est Mustafa qui leur répond en italien, en montrant sa carte avec écrit « bénévole d’Upupa ». Et on voit bien la perplexité et la déception dans les yeux des flics, à chaque fois qu’ils sont en service devant Upupa, c’est-à-dire tous les jours de l’année (ACAB!). On voit bien que pour eux il est à peine concevable qu’un lieu de ce type n’ait pas de chef, ou que les « chefs » ne soient pas blancs.
Il est six heures vingt. La voiture de la Finanza1 arrive, suivie par celle déglinguée de Ahmed Hossen. Quand il ouvre la portière, la première chose qu’on remarque c’est le blouson de travail qu’il porte tous les jours. Il vient à Upupa entre autre pour recharger son téléphone et pour faire des appels vidéo avec sa fille, entre un tour de magie et une blague bien placée.
«Moi je viens à Upupa pour défouler mon cœur, avec mes amis et avec tout le monde. Ce lieu arrange bien l’Etat italien, mais l’Etat italien n’arrange pas du tout ce lieu. Les pauvres gens sont tous entassés à un seul endroit, ils vont pas à la mer, en ville déranger les habitants, parce qu’ils savent qu’ici à deux heures et demie c’est ouvert, jusqu’à huit heures, alors ils viennent tous ici. S’il y a pas ce lieu, toutes les personnes seront dans la ville.
Qui dépanne qui ? La mairie de Ventimiglia ne peut être que contente de ce lieu.
Je suis là depuis deux mois. Si quelqu’un me demande, moi je l’aide. Mais si on me demande pas, je laisse faire et les gens font ce qu’ils veulent. Il manque un peu de rangement. Les gens débarquent ici sans savoir comment il marche ce pays, donc ils ont besoin d’apprendre la langue et de comprendre ce qui se passe.»
Pendant que Ahmed parle, une connaissance à lui entre par hasard dans le local. Ça fait 35 ans qu’il habite à Ventimiglia et c’estaujourd’hui, pour la première fois, qu’il s’est décidé à passer la porte, parce qu’il a vu beaucoup de monde à l’intérieur. Avec un regard émerveillé et plein de curiosité, il dit rapidement bonjour à tout le monde, avant de repartir chez lui avec ses sacs de courses.
Une autre personne qui vient juste d’entrer cherche du sucre pour se faire un café. Depuis que Mustafa est là, le sucre on le range dans le coffre, comme le plus précieux des biens. Il y en a toujours trop et il finit toujours trop vite. Le lieu semble l’engloutir. Le mot sukar affleure constamment dans le chaos des conversations. Le sucre qu’il faut aller acheter au Lidl, le sucre qu’il faut mettre de côté, le sucre à partager, le sucre qui colle aux tasses, le sucre indispensable à la préparation lente et méticuleuse du café. Sucre, café en poudre, une goutte d’eau. Il faut un peu de temps. Le rythme ici n’est pas scandé par la machine à café, mais par le tintement net et constant des petites cuillers qui remuent ces trois ingrédients. Il ne faut pas être pressé.e, ça peut prendre quelques minutes.
Pendant que des conversations babéliques bouillonnent, au-de-là du sifflement de la bouilloire qui passe d’une main à l’autre, entre le bruit de l’eau qui coule et le raclement du pot de sucre encroûté, on entend chuinter la porte du coffre qui s’ouvre et se referme pour la millième fois. Après il faut laver les tasses, les chercher, les perdre. Les retrouver dans les endroits les plus improbables. Sous les tables, sur les étagères des livres, dans les toilettes. Dans les pots de fleurs, sur le muret en face mais dix mètres plus loin. Dans le parking ou de l’autre côté de la route. Et il n’y a pas que les tasses, mais aussi les verres, les bols, les pots de confitures, les boîtes à café, récipients de toutes les formes et mesures. Dans le croisement chaotique de personnes, paroles et objets qui constitue ce lieu, la préparation du café se charge d’une signification rituelle particulière. Tous ces gestes appartiennent à la communauté d’Upupa, déterminent le tempo du lieu, en définissent le quotidien.
On est presque à la fin de la journée. Sur la table sont éparpillés les dessins faits pendant l’après-midi, avec des crayons émoussés et des feutres en fin de vie. La plupart représente des drapeaux qui dénoncent notre ignorance géographique euro-centrée. Ces derniers mois, le drapeau palestinien est de plus en plus présent. Il y en a tellement que le mur en est rempli, jusqu’au plafond. Des fois, il y en a qui se décollent et tombent par terre, des nouveaux viennent les remplacer tous les jours.
Sept heures quarante-cinq. M vient de garer Sorpassina2, son scooter qui l’amène toutes les semaines de Savona a Ventimiglia3. Légèrement sonné par la route, les cheveux moitié aplatis et moitié ébouriffés par le casque, il marche vers Upupa. Comme quand on appuie sur la touche Play d’un lecteur CD, la musique des salutations commence. Il y a des mains à serrer, des gens à serrer entièrement aussi, au milieu des voix piaillieuses et amicales. À côté de la porte, à l’entrée, il retrouve comme à chaque fois les caisses des dons, où il ne manque jamais des pulls et des chaussures qui ne vont à personne. Les choses qui partent presque aussi vite que le sucre, ici, ce sont les couvertures et les sacs de couchage, parce qu’il faut passer la nuit dehors au froid. M se souvient d’un podcast qu’il a écouté il y a quelques jours. En Palestine, à la Porte de Rafah, la plupart des dons envoyés par les groupes solidaires sont arrêtés à la frontière et séquestrés. Parmi les marchandises interdites, on trouve des objets qui sont totalement inoffensifs. Des jouets, des glaces au chocolat, réquisitionnées parce que considérée comme des biens de luxe. Des dattes, qui sont systématiquement inspectées aux rayons X. Des sacs de couchage aussi, parce que s’ils sont de couleurs mimétiques, on les assimile à du matériel militaire. La quantité de dons qui finit par passer la frontière n’est pas suffisante à combler les besoins de la population piégée à Gaza. Ici à Ventimiglia, la situation n’est pas aussi violente qu’à Rafah. Mais, s’il n’y a pas assez de sacs de couchage, c’est aussi par choix politique, comme c’est par choix politique qu’il est interdit de remplir des bouteilles et des jerrycans d’eau à la fontaine devant le cimetière, à côté du campement. C’est le maire Di Muro qui l’a décidé, parce qu’il dit que notre présence nuit à la « décence du quartier ».
Huit heures trente-deux. On est déjà un peu en retard pour la fermeture. Normalement le rideau tombe à 20 heures sous les regards des voisin.es et de la flicaille. Pendant qu’il essaye de nettoyer les taches de café à la serpillière, Ayoub Abdou explique qu’il connaît bien la ville, mieux que n’importe qui : « Je suis ici depuis 2018, j’ai été aussi au campement de la Croix Rouge. Là-bas la police vérifiait les papiers de tout le monde pour entrer et sortir. Maintenant je veux aider ici, et dire aux gens de pas faire du bordel parce que l’endroit appartient à tout le monde, il est pas à moi, à toi ou à lui.»
Six ans après, les flics sont toujours là évidemment, mais au moins ils ne rentrent pas. Parce que cette fois c’est nous qui avons les clés.
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C’est un corps de la police italienne, pas moins chiant qu’un autre. Toutes les notes sont à nous (Ravages). ↩
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Pas évident de traduire ça. Sorpasso en Italien signifie dépassement, comme on dépasse quelqu’un.e en voiture. Alors Sorpassina ça serait comme un dépassement mais au féminin, et tout petit. Ça donne l’image d’une petite bête au bruit d’insecte (oui, précisément) qui double frénétiquement tout ce qu’elle croise. Et je mettrais ma main à couper qu’il se pronomme au masculin : Il Sorpassina. ↩
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114,2 km selon Google Maps. ↩