C’est ouf un squat. Ça pue, ça craint, ça dépanne. Ça use et ça te sauve la vie. T’y as passé une semaine et tu dirais un an. Dans un squat tu pleures et t’as peur. Tu dors, tu manges, tu troques ta doudoune. Tu décores ta chambre, tu danses, tu apprends des langues. Tu fumes. Tu te fâches à mort et tu tombes amoureux·se. Tu cours partout puis tout s’arrête d’un coup. Et tu glandes. Et tu t’ennuies. Et tu rigoles. Des mots très abstraits deviennent tellement concrets que ça fait mal, que ça fait du bien. C’est rageant et sidérant, ça te transforme. Des mots comme: répression, racisme, propriété. Insalubrité, faim, misère. Solidarité, amour, liberté.
Tellement de choses débiles ont été dites sur le Pado, tellement de calomnies. Sauf que, pendant deux mois au moins, c’était le seul lieu à Briançon où les gens qui passent la frontière pouvaient s’abriter et se reposer quelque temps, avant de repartir. C’était au moment où le Refuge Solidaire avait fermé parce qu’il y avait trop de monde, parce que c’était trop dur, parce que c’était « à l’État de s’en occuper ». Et, quand le Refuge a rouvert ses portes, le Pado pouvait accueillir celleux qui sont mis·es dehors au bout des trois jours réglementaires de l’ «accueil inconditionnel», celleux qui ont besoin d’un peu plus de temps pour repartir, celleux qui ne savent pas où aller. Mais tout cela s’est arrêté un 13/121.
Tellement de calomnies. Après l’expulsion, les propriétaires du bâtiment ont été jusqu’à pleurer devant les journalistes de la télé. « Nous avons prêté notre maison aux migrants et regardez ce qu’ils en ont fait ! ». Mais iels n’avaient rien prêté du tout. Iels venaient cracher sur nous pendant l’occupation (vraiment !), quand on essayait de leur montrer à quoi ça servait, pourquoi, à qui. Iels nous ont coupé l’eau et l’électricité. Iels ont harcelé le maire et le préfet pour qu’ils nous foutent dehors le plus rapidement possible. Et iels l’ont récupéré de force, leur bâtiment inutilisé depuis des années, leur bel investissement immobilier. Iels l’ont récupéré en pleine trêve hivernale, quand il y avait encore une soixantaine de personnes qu’y habitaient et qui n’avaient pas d’autres lieux où aller. Iels nous ont rien prêté du tout. Non, vraiment.
Mais soit. Nous sommes heureux.ses de publier ici quelques pages tirées du Carnet de bord du Pado, écrit par notre amie Zahra, qui au Pado a passé beaucoup de temps. Parce que ça rend bien ce que ce lieu a signifié pour nous, le souvenir que nous voulons en garder. Et il fallait bien que quelqu’un.e le dise enfin: qu’on peut se sentir bien dans un squat, comme si on était à la bonne place.
L’extrait que nous publions ici est tiré d’un livre qui vient tout juste de paraître, qui s’appelle Le Pado, Carnet de bord. Vous pouvez le trouver ici : www.murielleholtz.fr
22 septembre 2023
Il pleut.
Depuis longtemps on l’attendait, la pluie, dans tout le pays. Maintenant elle arrive, elle vrombit, renverse la Libye. La pluie arrive. Les bateaux aussi. À Lampedusa, quatre-vingt-dix-neuf embarcations accostent entre lundi et mercredi. 8 500 personnes débarquent sur les plages italiennes. L’Europe s’affole. Giorgia Meloni demande de l’aide. Von der Leyen dit «Oui mais pas l’Allemagne, on a déjà assez donné». Darmanin dit «Non, nous n’accueillerons pas tous les réfugiés de Lampedusa, nous renforcerons le dispositif de surveillance à la frontière franco-italienne».
Il fait nuit. Nous sommes agglutinés sous le barnum comme un nuage de mouches autour d’un butin, sauf qu’il n’y a pas de butin. Un groupe de sept personnes passe le portail. D’abord les conduire au free-shop. Changer les chaussettes, les tee-shirts — jamais à la bonne taille – les pulls, les chaussures – jamais assez grandes. Puis proposer un bol de riz — il n’y en aura jamais assez pour toute la nuit – et indiquer un endroit pour dormir. Au mieux, une chambre avec un lit, au pire, un recoin.
Tu ne peux prendre qu’une couverture, sinon il n’y en pas assez pour les autres, tu comprends. Nous montons les escaliers qui mènent au grenier. À la lumière d’une frontale, nous essayons de trouver une place libre. Les corps se tournent, grognent un peu. Se rendorment.
Au fond de la pièce, on distingue un petit espace. Il me regarde. Je suis désolée, y’a rien de mieux. Entre les couvertures qui servent de matelas, l’eau coule. Il y a deux grands trous dans le plafond. Il pleut.
Jour 2
Depuis quand il a ça ?
Le bateau.
Vous avez traversé à Lampedusa ?
Oui.
Et la blessure, elle s’aggrave ou elle guérit ?
Elle guérit.
Ok. Dis-lui que je ne suis pas infirmière, mais que je peux changer son pansement s’il veut.
Il traduit.
D’accord.
Je fouille dans les placards de Médecins du monde, puis dans ceux des autres pièces et reviens avec des compresses, du désinfectant et une bande. Je commence à enlever son pansement. La peau est accrochée à la bande. J’y vais tout doux. Ça lui fait mal. Un dernier tour et hop. Il y a un énorme trou sur le dessus du pied. La chair est à vif. Ça m’impressionne. Je cherche la compresse, l’ouvre. Mes gestes sont hésitants.
Je peux le faire si tu veux.
Quoi ?
Le pansement.
Ah oui ?
Oui, j’ai fait des études de médecine.
Ah ben bien sûr, vas-y.
Il finit d’ouvrir la compresse.
Combien d’années de médecine ?
Deux ans.
Avec des stages ?
Oui, aux urgences. Puis il y a eu la guerre.
Il prend le gel posé sur la table et le verse sur la compresse.
Euh, ça, c’est pas du désinfectant, c’est du gel hydroalcoolique.
Ah ok.
Il rit.
Tu peux me tenir ça ?
Oui bien sûr. Je suis ton assistante.
Il rit. Il verse le vrai désinfectant directement sur la plaie et presse fort avec la compresse sur la chair à vif. Son ami rit. De douleur. Puis il lui fait un pansement magnifique. On ne trouve pas de ciseaux pour couper le bandage. On utilise un couteau plein de beurre.
Made in China, Export to Europe, to US, to Afrika. Ils ont traversé le monde avant d’arriver ici, les vêtements. Les corps aussi. Soudan, Sénégal, Tunisie, Turquie, Guinée, Libye, Maroc. Et maintenant, ils sèchent. Les vêtements. Les corps aussi. Et l’espoir aussi peut-être. Allongés sur le bitume du terrain de basket, certains sont avachis sur des chaises et attendent. De l’argent, des papiers, de la nourriture, un appel. Rien. Ou quelqu’un.
Du riz, des épices, de l’huile, du sucre, du sel. C’est la réserve du squat. Le magasin comme disent certains. Fermé par un cadenas. Dont le code change chaque jour. Brosses à dent, savon, pain, légumes, patates, riz, semoule, sucre, poivre, lait aussi et de la sauce tomate. Parfois biscottes, sardines, oignons. C’est aussi là qu’il y a les clefs des véhicules et les papiers police.
Ça, ce sont des papiers pour dire que vous demandez l’asile. Même si vous ne voulez pas demander l’asile en France, vous remplissez ce papier. Si la police vous arrête, vous le montrez et vous dites Je veux demander l’asile. C’est une toute petite protection, c’est pour le train ou le bus. Mais ça ne marche pas à Briançon. Ici les flics ont plus de droits qu’ailleurs.
La pluie coule le long de la montagne, en gouttelettes, en rus, en rivières, en torrents, en fleuve, en Durance. Si abondante, qu’elle devient rigoles dans la ville. C’est avec elle qu’on remplit des caisses en plastique rouge et qu’on lave tout. Les vêtements, les couverts, les assiettes, les visages, les mains, les culs. Elle est très froide et toute grise cette eau qui coule dans les rigoles. Qui ne coule pas dans les douches. Ni dans les éviers. Ni dans les toilettes. Depuis le début de l’occupation, le maire et le propriétaire ont donné l’ordre de couper l’eau. Pas d’eau courante dans le bâtiment. Pas d’eau du tout. Le squat s’appellera donc le Pado.
Elle était grosse sa colère. Les yeux révulsés, les lèvres tremblantes, tout le corps tendu, il criait «wakhed wakhed, un par un, un par un, sinon on ne sert pas !» Mais personne ne l’écoutait. On craignait qu’il n’y ait pas assez de bouffe pour tout le monde alors on se bousculait pour tenter d’être servi en premier. Et lui était si en colère qu’à un moment il a dit «Stoooop». Avec ces cernes violets sous les yeux et ses lèvres tremblantes, il a dit «Stooop ! On remballe !» Tout le monde s’est figé. Un grand froid. On ne va pas être privés du repas du soir quand même. Il s’est tourné vers les autres bénévoles du Refuge2 et a dit «On remballe, on ne sert pas, trop de bousculades, c’est dangereux, on n’a pas le choix, on remet tout dans le fourgon». Et aussitôt disparurent les grandes casseroles de riz et de sauce. Et les plats de tartes. Il y avait de la tarte aux pommes ce soir-là. On est resté.e.s sans voix un temps et puis quelqu’un a dit «Écoute, ce n’est pas possible, il faut absolument qu’on serve le repas de ce soir sinon la nuit va être ingérable». «Bon alors, il faut mettre quelque chose pour obliger tout le monde à faire une file, une seule ligne, un par un, wakhed, wakhed». Deux caddies remplis de poubelles furent placés devant les tables de distribution. Une ligne s’est formée. Les cantinières réapparurent. D’abord une louche de riz – pas trop grosse la louche, il faut qu’il y en ait assez pour tout le monde – puis deux cuillères de sauce. Et par-dessus, un morceau de tarte. Plus tard le fourgon est reparti avec les casseroles vides, sa colère et sa fatigue.
23 septembre
Aujourd’hui 23 septembre au Pharo de Marseille, le pape a dit «Considérons ceux qui se réfugient chez nous comme des frères et non comme des fardeaux à porter». Son discours a fait le buzz sur le net. Le Monde l’a même publié en entier. Le monde a applaudi le pape. Ici, les paroissiens ont prêté leur terrain durant quinze jours. Puis c’était la rentrée scolaire. Ils ont exigé que les tentes soient évacuées pour que l’église Sainte Catherine reprenne ses activités.
Chaque soir, à 20:03, un train va de Briançon à Paris. Direct. En douze heures, douze arrêts, une nuit.
Mais ils vont où ?
À Paris.
Et après ?
Certains rejoignent la famille, d’autres rejoignent des amis.
Ça me fait bizarre d’être là. Ça me fait penser aux SS.
Vous venez d’arriver ici ?
Oui, je viens de Marseille.
Et vos pistolets ?
Bah… on est la police ferroviaire, donc on a des armes.
Et donc votre mission…
C’est d’intervenir s’il y a des personnes qui n’ont pas de tickets.
Mais vous les sortez de force ?
De force, pas vraiment. Quand on leur dit de sortir, ils sortent tout de suite. On n’a pas besoin d’utiliser la force, ils nous suivent, c’est tout. Et puis des fois, on ferme les yeux. Ou bien on leur dit que dans une demi-heure il y aura un autre train et qu’ils peuvent le prendre. Voilà.
Silence.
C’est bien ce que vous faites.
On fait ce qu’on peut.
Bon, je vais leur dire au revoir. Avec certains, on tisse des liens.
Pourquoi, ils restent longtemps ?
Ça dépend. Certains restent quelques heures, d’autres plusieurs jours.
Et pour les billets ?
Parfois ils ont de l’argent ou alors ce sont les familles ou les amis qui paient. D’autres fois, on paie avec de l’argent collectif. Mais on n’a pas grand-chose. En plus la mairie coupe l’électricité et l’eau. Bon j’y vais.
Ok. Attention de ne pas rester dans le train.
Oui.
Plus tard - chemin du retour – lune presque ronde.
T’es pas arrivé à passer ?
Non, trop de policiers.
Tu veux aller à Paris ?
Non, je veux aller à Toulouse.
Alors tu ne dois pas aller à Paris, tu dois aller d’abord à Grenoble, en bus, puis ensuite à Toulouse.
Ah bon ? D’abord le bus ?
Oui. Regarde.
Je m’arrête et dessine une petite carte de France dans mon carnet. Ici Paris, ici Briançon et voilà Toulouse.
Ah d’accord.
On reprend notre route, le long de la Durance.
Tu veux faire quoi à Toulouse ?
Je veux finir mes études.
Tes études de quoi ?
De médecine.
Ah mais c’est toi ! Désolée, je t’ai pas reconnu.
Il rit.
Ce n’est pas grave.
On t’a cherché tout l’après-midi. On a besoin de médecins comme toi ici. Tu ne veux pas rester un peu ?
Peut-être que je reviendrai, mais d’abord je dois passer mon diplôme et après peut-être que je reviendrai, venir aider. Il y a tant de gens qui sont blessés.
Et ton ami avec son pied, il part avec toi ?
Non, il reste ici. Moi je partirai demain. D’abord le bus pour Grenoble puis le train pour Toulouse, comme tu as dit.
Tu vas voir, c’est beau Toulouse, il y a un grand fleuve, comment tu dis un fleuve ?
El oued.
Un grand el oued et beaucoup de musique. C’est a pink town.
Pink town ?
Oui les murs sont tout rose.
Il rit.
Tu seras bien là-bas.
Inch’allah.
Plus tard encore, la nuit est tombée. Repas bien organisé, pas de bagarre, pas de cris, pas de fâcherie, pas de bousculade, une file, wakhed wakhed. Et il y a eu assez à manger pour tout le monde. Pour deux cents personnes. Tout va bien.
Encore plus tard, prendre ni papier, ni téléphone. Baisser tous les sièges du coffre. Partir en deux voitures. Prendre à droite après la station-service. Entrer dans la cour de l’immeuble, tous phares éteints. Couper les moteurs. Se faufiler vers la porte entrouverte. L’ouvrir en grand, sans faire de bruit. Et remplir. Remplir nos bras de couvertures, de balais, d’assiettes, puis remplir les coffres, les remplir à ras bord, de seaux, de pelles, d’éviers, de coussins, de louches. Vider l’hôtel abandonné pour remplir nos coffres. À bloc. Puis fermer les portières tout doux, sans faire de bruit, sans rien dire. Démarrer. Rouler. Tranquille. Tout doux. Croiser une voiture de police. Rouler, tranquille. Arriver au Pado. Tout décharger sous le barnum.
Et puis danser. Danser sous la demi-lune. Danser la vie au milieu du froid parce qu’aujourd’hui on a vidé le coffre-fort de la ville pour garnir notre château-fort de marmites et de couvertures. Et ça c’est bon. Et ça sonne juste. C’est la vie qui déborde pour de vrai. C’est un putain de shoot comme j’en ai jamais connu. Enfin si, peut-être, mais pas pour les mêmes raisons. Pas pour le même mot. Pas pour ce sentiment entier, dense, compact, solide, solidus, solidarité.
25 septembre
Aujourd’hui est un jour particulier. Il parait que ce n’est pas souvent, que c’est rare et c’est aujourd’hui. En même temps que la députée serre la main du maire, en même temps que le soleil grandit dans le ciel, en même temps qu’un groupe de cinquante personnes se prépare à prendre le bus pour Grenoble ; aujourd’hui dans toute la ville, les policiers interpellent ; dans les rues, hop, embarqués, devant la gare, hop, embarqués, dans le square, hop embarqués, direction le commissariat. On fait une manif, on va devant le comico ? On est combien ? On sera dix. Et alors ? Pas le temps, il faut réparer le toit, gérer la réserve, trouver d’autres couvertures, faire la récup des invendus… Hier, Darmanin à envoyé 84 policiers, gendarmes et militaires supplémentaires à la frontière. Aujourd’hui est un jour particulier. C’est jour de rafles.
Tu pars aujourd’hui ?
Oui, j’ai le billet.
J’aime bien cet homme. C’est le plus vieux du campement. Peu de dent. Un grand sourire. Veut souvent du sucre ou de l’huile.
Comment on va faire sans ton sourire.
Il rit.
Tu vas où ?
Paris.
Ok. Alors bonne chance.
Je veux manger avant de partir ?
On n’a plus rien. Je suis désolée.
On n’a plus rien, plus de pain, plus de matelas, plus de place, plus de riz, plus d’huile, plus de sucre, ah si on a encore du sucre. Bientôt, on sera peut-être expulsé.e.s, plus de bâtiment, plus de dodo. Sorry. On n’a plus rien et chaque nuit cinquante personnes arrivent. Et chaque semaine, plus d’une centaine de personnes traversent la frontière. Et chaque seconde est puissante comme une minute, chaque minute comme une heure, et chaque heure est une journée entière. C’est doux et terrible. C’est si intense. Est-ce que tu entends la lumière de ce lieu ? Je veux dire la lumière, je veux la partager, comme nous partageons notre humanité, nos déceptions et nos espoirs. Dire la lumière et le temps, ici, tranchant et indomptable. Comme la montagne.
Jour je sais pas combien
9h du matin. Bus station. Distribution de thé, chocolat chaud et petits pains par les bénévoles du Refuge.
Il faut leur dire qu’ils ne doivent pas manger dans le bus.
Mais on vient de leur donner des sandwichs et ils ont faim.
Oui, mais ils ne peuvent pas manger dans le bus, c’est le chauffeur qui l’a dit. Il faut aussi leur dire de ne pas faire caca dans le bus.
…
Oui, il parait qu’y en a un qui a fait caca dans un sac plastique. Donc il faut leur dire de ne pas faire caca dans le bus.
Mais s’il a fait caca, c’est parce qu’il n’était pas bien.
Ils n’ont qu’à demander au chauffeur de s’arrêter. Et puis c’est deux heures le trajet, ils peuvent bien se retenir.
Euh… demander c’est pas si simple, et deux heures, c’est long quand t’es malade. Si quelqu’un a fait caca dans un sac plastique, c’est parce qu’il n’avait pas d’autres choix. Pas la peine de dire à tout le monde de ne pas faire caca dans le bus.
Haussement d’épaules.
Ce soir, toute la ville est illuminée. Du violet dans les douves du fort Vauban, du doré pour le clocher de la collégiale Notre-Dame-et-Saint-Nicolas, des candélabres pour le chemin de ronde, des spots multicolores dans les bars de la ville et une jolie petite guirlande dans le jardin du voisin. Ce soir toute la ville est illuminée. Sauf au Pado. Au Pado, c’est le noir total. Plus de jus. Ce matin le maire a donné l’ordre de couper l’électricité du bâtiment. Plus de lumières, plus de prises électriques, plus moyen de charger les téléphones, donc plus de wifi, donc plus de prises de billets, plus de allô mama, allô khuya, tout va bien. Dans le ciel, la lune magnifiquement pleine. Sur mes lèvres, un baiser de Ragnar. Eldid. Une étincelle.
Jour d’après.
Il y a ceux qui partent. Puis il y a ceux qui restent, qui n’ont nulle part où aller. Alors certains investissent leur chambre comme un petit appartement. Djamila a établi campement avec son mari dans l’ancien logement du professeur. Lambris, plancher, table basse, couvertures brodées, porte-chaussures, salle de bain avec miroir, trousse à maquillage, brosse à cheveux, shampoings, gels douches et baignoire. Manque juste l’eau.
De retour des urgences.
But I didnt’ understand how to do it.
You open this thing and you put that here.
Where ?
Here, in your ass.
My ass ?
Yes in your ass. You go in your bed, you raise your legs and then tchouk.
Tchouk ?
Yes.
Rires.
* * *
Chaque soir, Merwan s’installe dans la cour et met de la musique sur une petite enceinte. D’abord il écoute ses chansons préférées assis. Puis soudain – ça arrive toujours à un moment ou à un autre – il se lève et se met à battre des ailes. Il vole dans le ciel des Alpes. Une alouette, un aigle, un gypaète barbu. Alors on forme un cercle autour de lui et on tape des mains. Il lève les genoux, puis les bras, de plus en plus haut, de plus en plus vite. Il vole. Ses doigts tremblent. Et soudain – ça arrive toujours à un moment – il pique vers le sol, racle le bitume avec sa main, se relève aussitôt et se remet à voler, encore plus haut, encore plus vite. Chaque soir, à la lumière de la lune, d’une bougie ou d’une frontale, Merwan vole. Il ne fait pas partie de ceux qui pourront demander l’asile. Il n’a nulle part où aller. Son pays à lui, c’est la danse. Guedra.
Cette nuit, un camion entier est arrivé d’Aveyron. Un camion rempli d’oignons, de légumes, de patates, de pots de miel, de sauce tomate, de ratatouille, de confiture. Il y a aussi du couscous, du riz, un énorme tas de fringues et des chaussures, belles, presque cirées. On se chamaille pour prendre les vestes. Ce soir, un camion entier est arrivé des fermes aveyronnaises. Et pour le moment, c’est l’opulence. Ça ne durera qu’un jour. Mais pour le moment, c’est l’opulence.
Moi, j’étais au Cambodge et au Tchad. Les ONG, là-bas, elles ont tout : l’eau, l’élec, des tentes. Mais ici, c’est complètement dingue, y a personne. Y a que les anarchistes qui s’occupent des réfugiés. C’est pour ça que je suis là, pour voir comment vous faites. Fabienne, chercheuse en sociologie.
* * *
Et ce matin je n’échappais à la sensation que nous étions en train de gérer ces personnes comme du bétail, à faire disparaître, à cacher, à faire embarquer le plus vite possible, le plus loin possible d’ici. Pourtant c’était bien ça qu’ils nous demandaient tous, sortir de la ville, disparaître, ne pas être visible, ne pas se faire remarquer, going away, go to Paris. But you know Lyon is not so good and Marseille too, go to a little town you understand me ? La conversation se répétait à l’infini. Mais vers où les guidions-nous ? Vers le mieux ? Vers le pire ? Que connaissait-on des villes pour lesquelles on payait des tickets ? Pire que le Pado, y a quoi ? La rue. On les envoyait donc à la rue, c’était donc ça ? Tiens, voilà ton ticket, un aller sans retour pour le campement sous le pont d’Austerlitz. Oh my god.
Et ce matin je n’échappais pas à la sensation que nous étions en train de contenir une explosion, une colère, une immense injustice. Et je rêvais que tout cela explose à la face de la ville, du pays, du monde entier, plutôt qu’il n’implose dans le cœur de notre paquebot, de notre radeau, de notre Pado. Et je rêvais que certains restent, que l’on vive tous ensemble, que l’on fasse une grande maison du peuple, ici, à Briançon. Et partout ailleurs. Et je rêvais que certains restent, mais pour l’heure c’était moi qui partais.
Ragnar, je vais retourner dans les Cévennes, demain, avec Marlène et Abdel. Il y a une place pour toi dans leur voiture si tu veux. Tu verras la rivière, les chênes verts, les moutons. Je te présenterai mes amis. On mangera un gros poulet chez Ahmed. Peut-être que tu pourras trouver du travail là-bas. Mais moi je vais pas rester dans les Cévennes. Je vais prendre ma voiture et revenir, ici, au Pado. Ok, je vais venir et après je vais aller en Espagne. Et j’allais perdre mon meilleur allié. Pas pleurer. Ok. Tu vas me manquer. Moi aussi. Yallah.
Jeudi 4 octobre
En deux jours, le camp a déjà changé. Plus de chaîne sur le portail. Les infirmières refusent désormais d’entrer dans le squat. Elles soignent entre deux voitures. Plus de cadenas dans la réserve qui est quasiment vide. Reste juste du sucre, un peu de riz, un chouia d’huile et beaucoup de thé. Babou est content de me revoir. Moi aussi. Il comprend vite que ma voiture est remplie d’habits. En moins de deux, il chope un tee-shirt et une veste. Il voudrait aussi des chaussures et prendre une douche avant de partir pour Marseille. On verra plus tard. Une autre personne me réclame des vêtements, mais aucun n’est à sa taille. Un marocain me demande de l’aide pour partir, mais il n’a pas d’argent. Je lui dis de venir au bus de 3h, on essayra de trouver une solution. Il fait doux, très doux. Toutes les portes du Pado sont ouvertes. L’accueil est devenu un hotspot. Une petite foule est agglutinée autour de deux multiprises alimentées par une batterie.
Plus assez de place pour dormir au sol. Adama est allongé sur une table.
Et comment on fait pour la connexion.
Quelle connexion ?
Le réseau, y a plus de réseau.
Alors il faut faire la prière.
Ah bon, y a que ça ?
Et oui y a que ça.
Alors je vais faire les louanges.
On rit.
Plus tard.
Ça marche maintenant ?
Oui.
Tu vois, ça marche toujours la prière.
Oui, surtout les louanges.
On rit.
Youpi ! On a gagné ! Le juge a tranché. Cessation temporaire de toute hostilité. Les policiers ne peuvent plus venir ici. Le proprio peut bien se fâcher, ça ne servira à rien puisqu’on a gagné ! On ne peut plus être expulsé. On peut rester jusqu’au 31 mars. On a trêve hivernale !
Tu sais combien de morceaux de bananes j’ai distribué ce soir ?
Non.
Thalata mia wa arba wa sitin.
Euh… 263 ?
Non, 363.
* * *
Finalement Babou n’est pas parti, le mec du Blablacar a refusé de le prendre parce qu’il n’a pas de papiers. Gloubs. Viens Babou. On va te chercher des chaussures.
Petit Yaya qui vient de Côte d’Ivoire ne sait pas où aller. J’appelle la maison des solidarités à Saint-É.
Non il faut pas nous les envoyer parce qu’ici 90% des reconnaissances de minorité sont refusées. Et puis ils prennent les empreintes, donc les mômes sont fichés.
Mais ils peuvent changer de ville pour faire un recours, non ?
Oui, mais là y a vraiment du monde.
Mais je lui dis d’aller où ?
Franchement je ne sais pas. Je voudrais pas prendre la responsabilité. Et puis on comprend pas tout. Certains ont donné leurs empreintes ici et là et finalement ça marche, et pour d’autres dont le dossier est très bien, ça ne marche pas. Donc y a pas de règles. Seulement la chance.
Ce soir la distribution de sandwichs à la gare était bien organisée. Deux par deux. En rang, debout. Propres, pas déborder. Ça m’a fait chier. Nous ne sommes pas une agence de voyage, alors faisons le bordel, prenons l’espace, encore plus. Mais si ! Débordons, crions, chantons !
Me manque Ragnar. Me manque beaucoup.
10 octobre, 6:39. Message vocal.
«Oui bonjour Madame, c’est William. Il y avait pas de connexion dans le bus. Nous sommes à la gare de Strasbourg maintenant, on a trouvé votre collaborateur Camille. Merci merci merci. Elle est en train d’essayer de nous gérer comme vous avez dit. Maintenant, on va arriver en Allemagne. Je vais vous appeler après s’il vous plaît.
12:01.
Je reçois une photo souvenir de lui, Fansi et moi à Briançon. Puis une autre de lui, Fansi et Camille qui les a attendus à la gare de Strasbourg à 5:55, pour les conduire au Flixbus pour Magdeburg.
20:45.
Bonsoir madame, le contrôleur du train a dit que les billets ne sont pas bons mais grâce à dieu nous sommes bien arrivés. Merci merci merci merci au moins mille fois.
Ce soir-là, une bagarre éclate, vol de téléphone encore une fois.
Ce soir-là, discussion avec Moubarak, architecte qui a dessiné un plan de réaménagement du Pado.
Ce soir-là, chansons dans la cour, en anglais, en colombien, en soudanais.
Ce soir-là, leçon d’arabe sous le ciel étoilé.
Ce soir-là, Ragnar devant moi.
Je veux pas aller en Espagne. Je veux aller avec toi.
Je plonge dans ses bras comme dans une maison.
Je peux écrire quelque chose dans ton carnet ?
Oui ok.
Ici ?
Non, ça c’est la carte de France, fais-le ici, sur cette page.
D’accord.
Il écrit.
Je lis.
Il reprend le carnet.
Attends je vais corriger, je veux mettre des petits légumes.
Des légumes ?
Oui des petits légumes audessus du mot, voilà comme ça.
Ah, des guillemets.
Fou rire
* * *
Je vous appelle de Lyon où nous sommes bien arrivés. God bless you. You’re my angel.
Quand ils me disent cela, je fonds, tout fond en moi. Les larmes pointent aussi. Parce que je me dis que nous sommes saufs, lui, moi, eux, nous, nous tous qui ne faisons qu’un, nous sommes saufs.
À chaque fois qu’ils m’offrent ces mots, je fonds d’un amour immense, pour eux, eux qui m’offrent leur confiance, leur sourire, leur rire. Et leur grande vulnérabilité me semble être une puissance merveilleuse, une grande puissance d’humanité. Quand ils parviennent à leur but, à l’endroit qu’ils visent depuis des milliers de kilomètres, quand ils m’appellent pour me dire qu’ils sont bien arrivés, alors tout en moi fond.
Ne reste plus qu’une immense flaque de joie, un lac de joie dans mon poitrail, un fleuve de tendresse qui m’inonde d’un nouveau courage. Et la sensation d’être pile à la bonne place.
-
Voir les Brèves. Toutes les notes sont à la... euh... «rédaction»? ↩
-
Pendant la période où il avait fermé ses portes à l’accueil, le Refuge Solidaire préparait des repas que ses bénévoles venaient distribuer dans la cour du Pado. Le Refuge organisait aussi des distributions de nourriture à la gare, comme il est dit plus loin dans le texte. ↩