Calais : ça existe le deuil solidaire ?

Voici une interview de deux bénévoles de Woodyard. On y apprend plein de choses, jojo et moins jojo. On y trouve beaucoup de questions et de doutes, notamment autour des choix que nous faisons pour nous engager, nous les blancs qui passons du temps sur les frontières et qui partageons pour un bref moment la vie des personnes de passage. La vie et parfois la mort aussi. Y a autant de possibilités que d’individus, alors si tu lis cet article, c’est l’occasion pour toi, comme pour Paule et Julien, de te demander : et moi, pour quoi je suis là ?

Arbres vue du dessous

J’avais envie de parler de Calais, j’avais envie de demander ce qui fait qu’on y passe du temps, dans ce nord tout gris en hiver, comment on s’y engage. J’avais envie de raconter une histoire personnelle qui s’inscrit dans la grande histoire du racisme d’État et des violences institutionnelles, et puis surtout j’avais pas envie de vous rajouter un texte factuel accablant et déprimant à souhait… Pour bien se renseigner et avoir les dernières infos sur la situation précise à Calais, y a un tout dernier rapport de Humans Rights Observer1. Ici, c’est le témoignage de Julien et Paule, bénévoles au Woodyard à Calais, qui nous plonge dans un récit d’engagement, de questionnements et de colère2. Bon, c’est quand même un peu accablant et déprimant, désolée.

Pour démarrer la conversation, j’ai simplement envie de savoir ce qui les amène à Calais. Julien se lance et me confie : « Avec mon ex-copine, on est parti il y a deux ans en quête d’un changement. On a pris la route vers la Scandinavie pour travailler dans une ferme. Mais ça n’était pas ça. Ça clochait. Mon ex a dit «Je veux aller à Calais», et j’ai suivi ». Très vite elle est partie : « Elle a difficilement supporté le cumul entre les conditions de vie en coloc de bénévoles, l’urgence permanente, et la dureté du terrain ». Il la comprend, mais reste. Il précise qu’« elle n’abandonne pas pour autant l’envie de lutter, et reprend ses études pour se spécialiser en droit des étrangers. Sa bataille, elle veut la mener sur le plan légal».

Ça nous fait parler des complémentarités des luttes. De qui fait quoi, et surtout de quelle énergie on a à certaines périodes de notre vie, à quoi on croit, comment on veut lutter.

Pour Julien, même s’il n’a pas de « connaissance particulière du terrain, ça a fait sens de venir filer la main. » Il reste plusieurs mois en 2022 et revient en 2023.

Pour Paule, c’est une toute autre histoire. Elle me raconte qu’elle a connu déjà plusieurs terrains, plusieurs lieux d’accueil des personnes en exil, plusieurs assos différentes, en salariat et en bénévolat. Après un bénévolat en Serbie « sur une frontière lointaine, j’ai eu un pincement au cœur, je me suis dit que la prochaine fois j’irai à Calais, m’engager au plus près de chez moi ».

Quand elle dit ça je me pose la question : comment on choisit un terrain de lutte ? Pourquoi on est sur un lieu plutôt qu’un autre ? Pourquoi en France ou à l’étranger ? J’aime bien ces questions parce qu’elles forgent l’humilité : on a toustes plusieurs raisons de venir s’engager sur un terrain, et si tu te poses la question, ça force à la nuance. Paule, les questions et les remises en question de la question, elle pratique constamment. Ça fait des nœuds dans le ventre et dans la tête, mais c’est sa force. C’est le seul moyen « de ne jamais se laisser aller à devenir dominante, à s’installer dans une position de sauveuse ».

Depuis, iels sont revenus. Bénévolement. Travailler beaucoup gratos. Iels y sont déjà depuis plus de 6 mois.

Iels ne savent pas si iels sont légitimes à me parler de Calais. « On a un point de vue orienté via notre pratique spécifique, notre vision a un biais ». J’aime bien cette sincérité, ça me donne encore plus envie de les écouter.

Cette année, Woodyard sera leur petite maison associative. Une maison symbolique, qui va guider leurs pas et leurs engagements, rythmer leurs journées, appliquer ses règles. Une maison du cœur où iels vont tenter de créer un climat doux, où on peut pleurer, crier de colère et réfléchir. Un réconfort dans un monde où dehors l’hiver gronde d’intempéries, de violences policières et de morts.

Le Woodyard achète du bois - environ 40 000 euros chaque automne/hiver, principalement des chutes de scieries - le coupe et le distribue partout où il y a besoin de se réchauffer un peu, de cuisiner. Il y a aussi d’autres missions, comme la diffusion d’information aux personnes exilées qu’on rencontre sur le terrain. Ou encore le fait d’orienter vers d’autres asso si on rencontre des mineur·es isolé·es, des familles ou des femmes qui ont des demandes spécifiques.

Pour Paule, « c’est important de répondre à une nécessité primaire. Le plaidoyer, les observations, les animations en centre d’hébergement, les accompagnements sociaux c’est essentiel aussi, mais ça commençait sacrément à me gêner dans mon rapport aux personnes en exil. Là, j’ai l’impression d’être dans un rapport plus direct dans mon action. »

Julien enchaîne et plaisante : « Bon... il y a des gens qui disent que Woodyard, c’est un peu l’aristocratie au sein des assos, car c’est un des rôles les plus faciles, distribuer un bien qui ne crée pas de tensions, qui se partage ». Surtout que Woodyard a pour politique d’«aller vers». Les bénévoles « ont le confort du cas par cas » car iels vont à la rencontre des personnes. Paule détaille : « tu peux ne pas donner de bois si les personnes n’en veulent pas car iels se sont débrouillé·es autrement, ou à l’inverse en donner plus… Bon parfois ça merde, le bois est merdique et tout mouillé… »

Je m’interroge. C’est ça alors la définition du confort à Calais ? Pouvoir écouter les besoins des gens et agir en fonction?

A priori oui, car « certain.e.s copaines d’Utopia 563 font des terreurs nocturnes à cause de leurs actions au quotidien. Le matériel manque, les conditions sont de plus en plus précaires, les camps sont démantelés tous les deux jours par les policiers. Iels sont pouss·ées à faire des choix impossibles : à qui donner une tente pour dormir, un pantalon sec, des chaussettes chaudes… ».

Les lieux de vie sont plus dispersés qu’avant et les personnes poussé·es dans des zones plus reculées. La mairie et la préfecture mettent en place une politique de «zéro point de fixation» en creusant des tranchées, en installant des rochers et en interdisant le stationnement dans certaines rues et zones que les associations utilisent au quotidien. La mairesse aime pourtant dire que la mairie de Calais « a fait tout ce qui était en son pouvoir » 4. La situation reste catastrophique. D’autant plus que Calais et tout le nord de l’hexagone ont été balayés par des tempêtes et des inondations. Paule et Julien confirment « que depuis cette année, c’est pire, y a des rochers et des grilles partout en centre ville pour empêcher toute installation sous les ponts ou proche des gares. Ça pousse les gens à s’éparpiller, à devenir invisible pour les locaux, et avec les conditions météo de cet hiver, le quotidien était vraiment rude ». C’est une méthode qui devient un classique des institutions publiques aux frontières, et ça marche : « y a moins d’indignation, les Calaisien·nes s’habituent. Ça dérange moins. Les cabanes de fortune sont détruites, le matériel de base confisqué, et on en vient de manière complètement incohérente et absurde à regretter le temps de la « Jungle de Calais », où il y avait une visibilité, une force commune, un point de rassemblement… On le sait pourtant, que certain·es des locaux restent concerné·es ! Pendant l’hiver, un entrepôt Amazon5 a été réquisitionné pour stocker les dons et aides matérielles à destination des réfugié·es... Mais c’était seulement pour les personnes réfugiées ukrainiennes. On leur en veut pas bien sûr, à ces messieurs-dames-enfants qui fuient une guerre, mais la dimension clairement raciste du geste rajoute une couche à la colère ».

Iels ajoutent : « le pire, cette année, c’est l’augmentation du nombre de mort·es à la frontière, dans l’indifférence quasi totale, ça fout la rage. Depuis le début de l’automne, on a la sensation que ça arrive toutes les semaines ». Ça fout les poils.

Dans le numéro un de Ravages, on avait terminé la revue par une carte des mort·es à la frontière franco-italienne haute, depuis 2018. Le Ravages a paru et cette liste funèbre a augmenté. Y a aujourd’hui douze personnes décédées à la frontière franco-italienne du côté de Briançon. En 1999, Calais, la frontière française la plus gardée et militarisée, comptait déjà un premier mort « inconnu ». S’ouvrait alors une longue liste qui compte au moins 405 personnes. Ce n’est qu’une estimation, basée sur les mort·es identifié·es ou retrouvé·es.

Depuis que Paule et Julien ont commencé leur bénévolat à Calais en octobre dernier, il y a eu 24 mort·es6.

Julien, cynique, me rappelle que « la police aime tweeter avec un enfant enveloppé dans une couverture de survie, en disant «ici nous sauvons des vies» »7. Mais chaque semaine, ils en ôtent aussi. « La militarisation de la frontière, les politiques racistes, voilà ce qui tue » rappelle Paule. Le préfet, le maire, le flic, le Président de la République, de la Commission Européenne, les hommes et femmes qui travaillent chez Frontex - c’est eux qui tuent, même si c’est indirect. La question de la responsabilité pénale se pose. Les personnes qui sont contraintes de traverser des autoroutes la nuit, de se cacher encore plus longtemps, de s’épuiser, de faire des trajets en bateau toujours plus longs, c’est bien parce qu’il y a des flics, des drones, des caméras, des barbelés… Calais, c’est la plus grande concentration de flics par habitant en France. ».

Plus les années avancent, plus les mort·es se dispersent sur la côte et dans les terres8. Entre l’interview début avril et la relecture du texte le 12 du même mois, je regarde à nouveau la liste: il y a deux nouvelles personnes.

Silence.

Alors quoi ? Comment on gère l’insupportable ? La débrouille…comme d’habitude. S’organiser un minimum.

D’abord, une commémoration systématique le lendemain de chaque décès, un moment de recueillement : une minute de silence, un micro ouvert, un nom ou plusieurs dits à haute voix. Des morts qu’on ne connaît pas, mais qu’on ne veut pas oublier. Pas cacher. Pas facile de porter un deuil dans ces conditions. La peur, d’en faire trop ou pas assez, de mécaniser la réaction, de pas s’endeuiller assez, de ne pas avoir la légitimité de commémorer des morts sans leurs proches.

Un groupe «Décès» a été créé9. Un groupe de travail qui s’active à chaque personne disparue…Quand un message funeste arrive, se met en place une recherche pour tenter d’identifier le corps, faire le lien avec des ami·es, de la famille. Le groupe Décès lance des collectes de fonds pour les funérailles des personnes décédées, pour leur éviter un enterrement au « carré des indigents »10 dans l’indifférence la plus arrangeante. Il y a aussi la possibilité de demander le rapatriement du corps ou d’accompagner les familles des personnes décédées lors de l’identification du ou des corps à la morgue.

Paule, la mort, elle l’a pas mal côtoyée dans sa famille, elle sait que vite le cerveau humain se met à renvoyer de l’énergie, pour continuer d’avancer. « Tu es au taf, entre deux trucs, et ton tel vibre, c’est le message qui te fout la boule au ventre. Pendant quelques minutes tu sais plus comment reprendre ta tâche en cours. Et puis tu la reprends comme un réflexe, parce qu’il y a tous les autres, les vivants». Elle dit, avec une honnêteté déchirante, que « parfois tu es à la commémoration, tu ressens rien, tu es vide, mais debout le regard droit, alors tu serres dans tes bras l’ami·e qui ce jour craque ». La semaine suivante, Paule sait que les rôles s’inverseront.

Je me dis intérieurement : c’est quoi les étapes d’un deuil pour des gens qu’on connaît pas ? Ça existe le deuil solidaire ? C’est pas bizarre un peu ? Ça serait comme un deuil empathique, un deuil de rage ?

Paule et Julien me disent qu’iels ont été à des enterrements en ce début d’année. Je reste un peu sans voix, ça remet une couche de questions : ça laisse quoi comme traces, d’enterrer un·e inconnu·e ? Ça veut dire quoi d’associer son militantisme à un acte si intime, si privé ? Bon, je demande : pourquoi vous y êtes allé·es ?

La réponse ne peut pas être plus simple, la plus logique de toute, « parce que les proches de la personne décédée l’ont demandé ». Ça ne vient pas d’elleux, ce n’est pas à elleux de décider ça. C’est une demande.

C’est un geste pour honorer une demande. Pour la petite fille de 7 ans décédée le 3 mars dernier suite au naufrage d’une embarcation sur le canal de l’Aa à Waten, Paule m’explique que « la famille a demandé à ce qu’il y ait du monde à l’enterrement ».

Iels y sont allé.es. Aller accompagner la perte d’un enfant. On est bien loin de la mission distribution du bois. Mais au final pas si loin de la logique : un besoin, une réponse. On peut imaginer que les conséquences psychologiques ne seront pas les mêmes.

Le père a pris la parole pendant la cérémonie et a remercié celles et ceux qui sont venu·es. « Merci à tous d’être venus aujourd’hui, vous faites partie de notre famille maintenant ».

Paule et Julien me racontent enfin que le dernier truc lourd qu’iels aient eu à vivre à Calais, c’est pour un jeune homme mort en mars aussi. « Des personnes sont venues vers nous pendant une distribution de bois, pour nous dire quelque chose sur un de leurs amis. On n’a pas bien compris sur le moment, on a fini notre distribution et on est revenu·es les voir. Là, on a pris le temps et on a compris : «notre ami est tombé à l’eau, on ne sait pas où il est». On a averti le coordo et le groupe Décès. Tout le réseau s’est mis en mouvement. Par message, on a eu la confirmation qu’une personne avait disparu, on a reçu sa photo. Et on a dû la montrer à ses amis… »

Paule poursuit : « quand j’ai reçu la photo sur mon téléphone, que j’ai vu un visage, c’était vraiment plus dur qu’une commémoration. Fallait affronter l’inquiétude des proches, leur montrer la photo, leur laisser nous confirmer qu’on parlait de la même personne. Ça nous a sonné ».

Je me dis qu’il y a de quoi. Julien précise : « pour la première fois je suis sorti de la vision politique, pour aller dans l’intimité d’un proche en souffrance. On se raccroche à l’idée que c’est important de dire leur nom, de dire une autre vérité. Heureusement qu’il y a le groupe Décès, car le pire du pire serait que vraiment personne n’en ait rien à foutre. Le corps du jeune homme a été retrouvé une semaine après sa disparition, dans un canal, alors que la police cherchait un blanc disparu».

Pour faire face à ça, « on n’a pas encore trop d’outils, on s’auto-forme. Au sein de la coloc de Woodyard, on essaie de se parler, de laisser la sensibilité de chacun·e s’exprimer, d’accepter de pleurer».

Paule et Julien, merci.


  1. Dernier rapport du HRO sur les violences policières à Calais :https://www.auposte.fr/exiles-a-calais-quand-letat-fait-le-pari-de-la-violence-le-rapport-qui-accable/ 

  2. Pour voir le détail du programme de Woordyard : https://lauberge-desmigrants.fr/fr/nos-actions/pro-ject-woodyard/ 

  3. « Depuis le démantèlement de la jungle de Calais en 2016, des personnes exilées continuent de tenter de se rendre en Angleterre et sont bloquées à Calais. Une équipe Utopia 56 est présente depuis 2015 à Calais pour leur apporter une aide matérielle d’urgence et dénoncer les violations de droits humains et violences policières. » - https://utopia56.org/calais/ 

  4. Déclaration pendant un conseil municipal début avril de la mairesse de Calais. 

  5. Ça aussi ça la fout mal, mais bon, c’est encore un autre sujet à distribution de claques. 

  6. L’article est rédigé début avril 2024 

  7. Tweet du 27 mars 2024 de la préfecture des hauts de France et du Nord #SoutienAuxFSI «Chaque jour et dans des conditions difficiles, les policiers et gendarmes sauvent des vies en luttant contre les traversées maritimes. Les services de l’État sont et resteront entièrement mobilisés contre les réseaux criminels de passeurs. Nous ne lâcherons rien.» - https://twitter.com/prefet59/status/1773062291711316209 

  8. « La carte chronologique de ces «cold cases» permet d’énoncer une cruelle vérité : à mesure que la frontière s’est militarisée, les exilé·es n’ont pas moins essayé de franchir les 50 kilomètres qui séparent la France de l’Angleterre, mais iels ont usé de modalités plus risquées et souvent plus lointaines : d’abord les navires, ensuite le site Eurotunnel, puis les aires de repos en amont de Calais, la rocade menant au port, la Belgique… pour aboutir aujourd’hui aux tentatives par la mer. Depuis 1986 et le traité de Canterbury, d’engagements en accords bilatéraux, Calais se bunkerise (barrières, barbelés, vidéosurveillance, effectifs de police et de gendarmerie en hausse, patrouilles à cheval, en quad, à moto ou 4x4, drones, etc.) et les morts s’ajoutent aux morts.» -https://lesjours.fr/obsessions/calais-migrants-morts/ep1-memorial/ 

  9. Ici tu peux donner des sous au groupe décès ! https://laubergedesmigrants.fr/fr/support/groupe-deces/ 

  10. Terme plus politiquement correct pour dire fosse commune. Caveau sans pierre tombale, sans ornements...