Tiens, tiens, en voilà un drôle d’article. L’amour ? Mais c’est quoi le rapport avec les frontières ? L’amour c’est unique, c’est intime, ça ne concerne que celleux qui s’aiment et personne d’autre, ça flotte allègrement au-dessus des inégalités de pouvoir, c’est le rempart et la solution à la haine, la violence, l’ignorance… non ? Et bien non, grande patate ! Le sentiment amoureux est le produit d’histoires sociales et sentimentales particulières1. Les manières d’aimer, de désirer, de s’attacher et de se séparer ne sont pas universelles mais varient selon tout un tas d’influences, comme l’âge, le genre, la classe, ou la nationalité. Parmi ces influences il y a aussi la loi. En France, le droit des étrangers et le droit administratif régissent l’accès des personnes étrangères aux titres de séjour lorsqu’elles sont dans des relations amoureuses avec des citoyen·nes français·es. Les personnes dans des relations mixtes (un·e citoyen·ne et l’autre pas) doivent fournir des preuves de leur amour et de leur vie commune à l’administration pour espérer accéder à la légalité. Alors certes, collectionner les factures EDF et les photos de vacances pour pouvoir les montrer au préfet n’est pas ce qu’il y a de plus romantique, et pourtant de nombreux couples mixtes se retrouvent chaque année à devoir justifier leur amour, sous la menace de l’État qui se fait juge de l’intime et des sentiments.
Alors à quoi ça ressemble, l’amour avec l’État au milieu ? Comment est-ce que la quête de régularisation infuse le quotidien des couples mixtes ? Et comment les preuves administratives dans les relations mixtes peuvent-elles contribuer à reproduire un amour genré, toxique, et cumulant dépendances affective et administrative ?
Cet article est une discussion entre trois femmes cis blanches (qu’on a poétiquement nommées B, C, D) qui relationnent ou ont relationné avec des hommes sans papiers, pour mieux comprendre les questions de domination qui se jouent dans les relations amoureuses mixtes hétérosexuelles. Plus particulièrement, on s’est demandé quelles étaient les conséquences intimes du gouvernement des sans-papiers par la menace2. Dans les entretiens qui suivent, plusieurs femmes évoquent les attachements contradictoires que ces obligations – réelles ou anticipées – font peser ou ont fait peser sur leurs relations amoureuses avec des hommes sans-papiers. Elles parlent de culpabilité blanche, de racisme ordinaire et de domination masculine. En tant qu’expériences intimes de l’ingérence étatique, les relations mixtes nous invitent à questionner les manières dont l’État transforme l’intime et érige des limites entre les amours acceptables et les inacceptables.
On a voulu collecter les témoignages de personnes sans-papiers dans des relations mixtes aussi, mais ça ne s’est pas fait. Parce que nos réseaux sont surtout féminins, surtout blancs (qu’on se le dise), et parce que les copains ou ex-copains racisés de nos amies considèrent qu’ils sont déjà assez scrutés dans leur couple pour en parler publiquement ici : leur perspective sur ce que ça fait d’être en trouple avec l’État n’apparaît donc pas dans cet article. Ça nous a fait douter. On s’est dit que c’était moyen de publier un article sur les couples mixtes en s’appuyant uniquement sur l’expérience de nos amies blanches. En même temps, y’a pas beaucoup de textes autour de nous qui parlent de relations mixtes entre militant·es blanc·hes et sans-papiers. Ça nous paraissait important de publier le peu de témoignages qu’on avait, aussi partiels et partiaux soient-ils. C’est un début, donc. Et qui sait ? Peut-être qu’à cette première lecture s’aggloméreront bientôt les témoignages d’autres personnes concernées qui ne se sentent pas, ou peu, représentées ici.
C : C’était une histoire très brève. On s’est vus quelques mois et ça s’est arrêté, parce que c’était trop prise de tête. Il y avait trop de décalage entre nous. C’est une personne qui pouvait dire « je t’aime » très vite, faire des grandes déclarations, et moi je ne suis pas habituée. Ça m’avait séduite au début, ce côté sécurité affective que je n’avais pas trouvé dans d’autres relations. D’emblée c’est rassurant quand on te dit « je t’aime » ou quand la personne en face de toi est prête à s’engager, alors qu’elle te connaît à peine. Je l’ai rencontré au refuge3 où il était accueilli. Il était en situation d’infériorité par rapport à moi parce qu’il n’avait pas de papiers, et pour moi c’était compliqué de mettre des limites à ses déclarations parce que je me sentais coupable. Je me disais : cette personne est dans une situation de merde et je me sens obligée de répondre à ses attentes. J’avais conscience de mes privilèges et je n’avais pas envie d’en jouer, mais c’était compliqué. Je me suis laissée embarquer dans cette culpabilité et ça m’a dépassée. J’ai préféré arrêter la relation avant que ça aille plus loin.
D : Comment ça s’est passé la séparation ?
C : J’ai eu du mal à mettre fin à la relation, parce que cette personne ne comprenait pas que je ne voulais plus d’une relation amoureuse, mais que je voulais garder notre relation amicale. Il est revenu à la charge souvent. Il ne respectait pas mes limites. Peut-être que je n’étais pas assez claire, en tout cas on a fini par ne plus se parler du tout, parce que ça ne fonctionnait pas. Aujourd’hui je me dis qu’on était dans une relation d’aide qui prenait beaucoup de place, dès le début. Administrativement pour lui c’était compliqué, donc moi je lui expliquais plein de choses, et ça m’a épuisée. C’était dur parce que j’avais l’impression de laisser cette personne dans la merde, alors qu’elle avait d’autres personnes-ressources, mais je culpabilisais quand même. D : Il t’a déjà fait des reproches par rapport à ça ?
C : Non, jamais. C’est moi qui m’investissais d’une mission. Lui, il me demandait des trucs mais sans vouloir être une charge. Moi j’allais au-devant de ses demandes. J’étais dans une logique de sauveuse. L’autre chose compliquée c’est qu’on vivait à Briançon. C’est tout petit comme ville, et moi je ne voulais pas que notre relation se sache, alors on se voyait dans des endroits où j’étais sûre de ne croiser personne. J’avais peur du regard des gens parce que j’étais moi-même pas sûre de cette relation, ou de pourquoi j’étais dedans. J’avais tellement de questions dans la tête que je n’avais pas envie d’avoir en plus des regards extérieurs dessus. C’était trop tôt. C’était pesant au quotidien. Je n’avais pas le courage.
D : Et tu penses que sans ces questions administratives t’aurais pu rester dans cette relation ?
C : Je pense, oui. Je me suis clairement dit : j’ai la flemme de m’embarquer là-dedans. J’ai arrêté cette relation parce que j’ai déjà eu pas mal d’histoires compliquées avant, et j’avais plus le courage de recommencer. C’est une question d’usure. Je me suis dit non, plus de lourdeur pour moi. Peut-être que s’il n’y avait pas eu de différence de statut entre nous ça aurait été plus léger et je me serais sentie d’aller plus loin, mais là ça me paraissait trop. Trop de problèmes trop tôt. Mais du coup je me demande comment ça marche pour les relations mixtes qui tiennent dans le temps. Comment vous avez fait vous au début, et comment vous faites maintenant ?
B: Moi je suis encore dans une relation mixte. On s’est rencontré à Briançon. Il vivait là depuis longtemps quand je suis arrivée, il avait un lieu de vie, il avait son espace à lui, il ne venait pas de traverser la frontière, je pense que ça a aidé au début. Puis est venue la question de la régularisation et du PACS. Mélanger la question des papiers à l’amour, c’est compliqué. Est-ce que le PACS, c’est juste une formalité administrative ? Ou une preuve d’amour ? Les deux se mélangent toujours. Au début, je pensais pouvoir dissocier le couple administratif et le couple amoureux, mais en pratique, ça ne fonctionne pas, en tout cas pas pour moi. Le problème avec le fait de commencer une procédure de régularisation, c’est qu’il faut se projeter dans un engagement de plusieurs années. C’est-à-dire qu’il faut d’abord prouver un an de vie commune, et la personne peut accéder à un titre de séjour d’un an. Mais ce titre de séjour ne sera renouvelé que s’il y a encore vie commune. Puis il aura un titre de séjour de deux ans, renouvelé s’il y a vie commune. Et normalement, au bout de ces trois ans, il a un titre de séjour pluriannuel, de cinq ans, si tout va bien. Donc il faut se projeter sur au moins trois ans, voire plus. Ce qui est compliqué, c’est de se dire que si jamais tu t’engueules, si jamais tu ne peux même plus être ami·e avec la personne et que tu la quittes, alors il n’aura pas son renouvellement de titre de séjour. Et cela ajoute une autre dimension à la rupture. À Briançon j’ai rencontré une personne qui s’était mariée avec un gars sans-papiers qui avait eu ses papiers, et elle disait que dans ce genre de relations il y avait toujours au moins deux formes de domination : la domination des blanches sur les sans-papiers et la domination des hommes sur les femmes. Et donc chaque fois qu’on parle de culpabilité blanche, il y a aussi la question de l’hétérosexualité et des structures patriarcales. Est-ce que je me sens coupable parce que je suis blanche ou parce que je suis une meuf ? Les deux. Mais si je refuse de me plier à tes demandes en tant que meuf, c’est aussi une forme de domination.
C : Oui, à cette question de culpabilité blanche se mêle aussi une culpabilité très genrée, celle d’une meuf. On se remet en question constamment, on va toujours au-devant des besoins de l’autre, on n’a pas envie que la personne se sente mal.
B: Oui c’est sans fin. Alors si les relations hétéros sont déjà prises de tête de base, c’est sûr que relationner avec une personne sans-papiers ça rajoute des complications, et ça enlève beaucoup de légèreté. Il faut compter la soixantième facture en essayant de laisser un peu de place au romantisme. Dans mon couple, j’ai l’impression qu’on aborde beaucoup ces questions. Peut être même qu’on les a trop abordées dès le début et que c’était vraiment lourd pour tous les deux. On a eu l’impression que c’était impossible. Et puis la question des papiers, ça instaure aussi un doute permanent. Est-ce qu’il est avec moi pour avoir ses papiers ou est-ce qu’il m’aime vraiment ? En fait Z dans notre couple il est doublement surveillé : par l’administration et par moi, qui lui demande des preuves d’amour. Et ça je l’ai réalisé sur le tard, mais je sais que mes questionnements sur sa sincérité, sur son engagement, ça a été hyper dur à vivre pour lui. En même temps j’aurais été naïve de ne pas me poser la question. Parce que ça existe, les mecs qui séduisent des femmes blanches pour les papiers. Et en même temps, il y avait de la méfiance par rapport à mes intentions à moi aussi. Il avait peur que je l’utilise comme une caution militante. La méfiance, du coup, elle vient des deux côtés. Sauf que pour la personne sans les bons papiers dans le couple, la menace est triple : elle vient de l’administration (qui te demande des preuves de vie commune), de la personne avec qui tu relationnes (qui peut te larguer du jour au lendemain et te laisser dans une situation administrativement compliquée) et de son entourage, de sa famille et ses potes qui doutent parfois aussi de tes intentions. A tout ça se mélangent les différences de culture, de classe sociale, etc.
D : C’est trop chiant parce que c’est la période du couple où t’es censée pas te prendre la tête, où t’es amoureux·se et tout va bien, et ça se transforme en mal-être permanent.
B : Oui, et puis ça te met des contraintes énormes aussi. Prouver la vie commune à l’État ça veut aussi dire que tu dois être un·e bon·ne citoyen·ne. Tu peux difficilement vivre en squat, tu paies ton loyer, tes factures, tu gardes le ticket de caisse quand tu vas faire tes courses, tu es dans une course aux preuves permanente... Il y a des collectifs qui nous aident pour constituer le dossier qu’on devra déposer à la préfecture. Une personne dans un collectif m’expliquait que pendant notre entretien à la préfecture, il n’y a que moi qui aurai le droit de parler, et pas Z. C’est jamais l’étranger qui parle, toujours la personne française. C’est terrible, c’est aussi se dire que la personne étrangère, qui a fait tout ce chemin, doit passer par une autre personne pour recevoir ses papiers. Ça peut créer un sentiment de redevabilité qui peut être très lourd. Et puis il y a un peu un truc de « tu auras tes papiers si tu arrives à séduire une meuf blanche, si tu es un partenaire exemplaire ». Il y a pas mal de films qui mettent en scène une meuf française qui tombe amoureuse d’une personne qui a pas les bons papiers. Et c’est toujours une meuf qui soit a perdu son mari, soit est en dépression. Et le mec sans les bons papiers, c’est le seul qui arrive à séduire la meuf, et donc il aura ses papiers parce que c’est un bon partenaire, un bon mari (et donc un bon candidat à la citoyenneté)4.
D : Au Planning Familial, j’ai rencontré un Nigérian sans-papiers qui vit en France depuis six ans. Il racontait qu’avoir une relation amoureuse avec une meuf blanche, c’était trop compliqué. Se mettre en couple avec une meuf blanche, pour lui, ça voulait dire se plier aux injonctions d’intégration, se montrer en accord avec les valeurs de la République et tous les délires assimilationnistes jusque dans le quotidien, dans l’intimité. C’est s’adapter encore plus profondément à des façons de faire qui ne sont pas les siennes. En même temps il disait que les Nigérianes en France, elles ne sont pas intéressées par des relations amoureuses avec des mecs sans-papiers, parce que souvent ils n’ont pas beaucoup d’argent, ils sont dans une situation précaire. Les Nigérianes qui viennent en France elles veulent autre chose. Du coup, pour eux, il ne reste plus grand-chose. C’est compliqué des deux côtés. Et beaucoup de personnes sans-papiers se retrouvent complètement en dehors des relations affectives et amoureuses hétérosexuelles.
-
Voir n’importe quel ouvrage de la sociologue Eva Illouz ou de Mona Chollet sur l’amour. ↩
-
Le gouvernement par la menace est une expression empruntée à Stefan Le Courant, dans son livre Vivre sous la menace : Les sans-papiers et l’État. Elle désigne l’idée selon laquelle la peur de l’arrestation ou de la dénonciation, l’hypervigilance et la conscience permanente du danger façonnent la vie des sans-papiers en France. Pour Le Courant, la menace « pousse à privilégier la solitude et la méfiance; elle transforme l’environnement proche en un monde de signes potentiellement redoutables ». ↩
-
Le Refuge Solidaire est un lieu d’accueil temporaire pour les personnes exilées qui traversent la frontière franco-italienne, à Briançon. ↩
-
Voir par exemple Samba (2014) ou Ils sont vivants (2022). ↩