La frontière se relâche ici (temporairement au moins) pour mieux serrer ses mailles ailleurs, plus loin de chez nous et plus en profondeur dans nos systèmes juridiques.
On est un peu désolé.e de présenter des brèves si noires si plombantes pour notre deuxième numéro. Dans le premier, on avait réussi à y mettre un peu de brio, selon le principe bien connu (nous venons tout juste de l’inventer) de la «sarbacane à plume», qui pique et chatouille en même temps. Mais cette fois c’est pas possible, c’est vraiment trop. Avec deux personnes mortes en traversant la frontière au mois d’octobre (après la mort de Moussa le 7 août), deux expulsions de squats en un mois, une loi-immigration que Marine Le Pen décrit comme «une victoire idéologique», et sans oublier le nouveau pacte migratoire européen à gerber, c’est plus possible d’être drôles, on peut pas. La sarbacane est pleine de plomb et de venin.
30 novembre
Le Refuge Solidaire décide de restreindre l’approvisionnement en eau au Pado. Réaction immédiate d’un groupe de bénévoles qui, au cri de «Pas d’eau pas de bénévoles!» menace de faire la grève. «Nous sommes indigné.x» - iels écrivent - «par cette décision. En effet, la consommation d’eau actuelle du Pado de 4,5 tonnes par mois est dérisoire (entre 3 et 4 litres par personne par jour). Or selon l’OMS, « un minimum de 20 litres d’eau par jour et par personne est préconisé pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle.» Cette restriction allait avoir de lourdes conséquences, puisque pendant l’hiver les fontaines publiques du briançonnais sont fermées et le Pado n’avait aucun autre lieu où s’approvisionner. Mais il suffit de cette simple annonce, pour que la mesure ne soit pas appliquée. Une ola choupinesque et bigarrée pour ces braves bénévoles du Refuge Solidaire !
13 décembre
Expulsion du Pado1, avec 36 heures de préavis et pas une minute de plus, en pleine trêve hivernale, en application d’un arrêté préfectoral qui mentionne des raisons de « péril imminent et insalubrité », où le péril imminent reste un mystère, tandis que l’insalubrité serait en grande partie la conséquence de l’absence d’eau courante dans le bâtiment – eau courante que la mairie a coupé au tout début de l’occupation et n’a jamais voulu réinstaller, malgré l’insistance de plusieurs associations. Et ça se passe le 13/12 ! S’agirait-t-il d’un rarissime exemple d’ironie policière ?
19 décembre
La nouvelle loi immigration est finalement adoptée, après un forcing législatif digne d’un Caligula start-uppeur, dans une forme que Marine Le Pen définit comme une « victoire idéologique ». Elle comprend tout un paquet de mesures ultra-techniques pour entraver au maximum le droit d’asile (c’est un peu compliqué d’entrer dans le détail ici); plus une augmentation des niveaux de langue française exigés à chaque étape du parcours d’intégration administrative (titre de séjour annuel ou pluriannuel, carte de résident.e, demande de naturalisation); plus une réduction drastique des protections face aux mesures d’éloignement (OQTF/IRTF). Le délit de séjour irrégulier est rétabli (mais il sera censuré plus tard par la Conseil Constitutionnel) et l’accès aux prestations sociales est conditionné à trois ans de présence sur le territoire pour les personnes qui travaillent, cinq ans pour celles qui ne travaillent pas (mais ces mesures aussi ne passeront pas le crible de ces islamo-gauchistes du Conseil Constitutionnel). Les travailleur.euses irrégulières, par contre, sont toujours traitées comme de la merde, malgré le cancan de faux espoirs créés autour des «métiers en tension».
27 décembre
Ouverture d’un nouveau squat à Briançon. La lutte continue.
3 janvier
Moi, capitaine de Matteo Garrone sort sur les écrans de France. Le film raconte le voyage de deux jeunes Sénégalais à travers le Sahara, la Libye et la Méditerranée, direction l’Europe où ils rêvent d’un succès dans la musique. C’est dur de trouver les bons mots pour une courte brève, c’est également dur de conseiller de le voir sans y mettre tous les warnings possibles : c’est un film avec des scènes dures à regarder. Malgré une nomination aux Oscars, le long-métrage n’est pas programmé dans les salles de Briançon. On n’est pas complotistes, mais avouez que c’est bizarre quand même.
12 janvier, 2 février, 22 mars
Les Croquignards, tiers-lieu dans le briançonnais, invitent pour leur Université d’hiver le soi-disant collectif Pièces & Main d’œuvre (on a l’impression qu’il s’agit en réalité d’un couple hétéro où, comme par hasard, c’est le gars qui parle), qui développe dans ses écrits des propos violemment transphobes et misogynes, qui vont de la caricature de la théorie du genre à l’apologie de la culture du viol, jusqu’à l’insulte explicite et répétée aux personnes intersexes, queer et trans. Pour leur première conférence, trois activistes LGBTQIA+ se présentent à la soirée avec une banderole et se font violemment repousser par les pires mascus de notre milieu. Pour la deuxième on est une dizaine, confronté·es au même accueil. Faute d’inspirations gaguesques (style mettre de la mousse à raser sur toutes les poignées de porte, ou lâcher un prout chaque fois que le mot «transhumanisme» est prononcé), nous renonçons au zbeul de la dernière conférence.
2 février
Un incendie se déclare dans le nouveau squat. Le bâtiment est évacué, il est désormais inhabitable.
2 février bis
Après huit ans de batailles juridiques menées par plusieurs associations, le Conseil d’État finit par déclarer comme illégaux les refus d’entrée sur les frontières internes de l’espace Schengen, en rappelant aux forces de police l’obligation de respecter le droit d’asile. Jolie pagaille à Montgènevre, où la PAF, à partir d’aujourd’hui, laisse passer la plupart des personnes qui déclarent vouloir demander l’asile en France, tout en en renvoyant quelques unes en Italie, sans qu’on comprenne trop le pourquoi du comment. Pendant ce temps, à Vintimille, c’est la loterie: des pluies d’OQTF s’abattent sur les personnes qu’on autorise pourtant à rentrer sur le territoire, et les « réadmissions » se multiplient (c’est des refoulements, mais sous une autre forme juridique que les refus d’entrée). La frontière n’est pas tombée: elle se transforme, nous ne savons pas encore en quoi exactement. En attendant, les personnes y sont toujours enfermées et leurs droits bien malmenés.
6 février
C’est la journée mondiale de Commémor’action des mort·es aux frontières. Une ou deux heures avant l’aube, une trentaine de personnes se retrouvent devant la porte de la Durance, dans la vieille ville, avec des pierres, du ciment et douze plaques d’ardoise. Elles vont construire un cairn, un de ces tas de pierres qu’on construit en haute montagne, pour indiquer les chemins aux voyageur·euses. Sur les douze ardoises, les douze noms des douze personnes mortes en essayant de traverser cette frontière. Il s’agit d’un monument non autorisé. Deux heures après sa fabrication, il sera recouvert de fleurs.
6 février bis
... ce même jour d’hommage aux victimes des frontières, Arnaud Murgia et son copain Renaud Muselier, Président de la Région PACA, ont décidé d’aller apporter leur soutien à la PAF et aux gendarmes à la frontière. On ne peut pas faire plus clair.
Mi-février
Quelqu’un·e parmi nous a vu Green border d’Agnieszka Holland et a compris immédiatement pourquoi tous les films sortis jusque-là sur la frontière briançonnaise2 lui ont semblé être des daubes bien fadasses : le film, qui décrit la situation à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie en 2022, donne une place prépondérante à la souffrance des personnes qui traversent la frontière, plutôt qu’aux paroxysmes d’indignation d’un kiné briançonnais qui découvre à 38 ans l’existence d’une frontière, ou aux envies d’héroïsme d’un veuf vieillissant qui pareil comme le kiné, ou aux syllogismes affreusement simplistes d’une meuf en galère de thune qui tout pareil comme les deux bolosses précédents. Mais, comme par hasard, ce film non plus ne sera pas programmé dans les deux cinémas briançonnais. Le complot s’épaissit.
20 février
La mairie de Briançon déclare officiellement que le mémorial aux mort.es des frontières (le cairn d’il y a deux brèves) ne peut pas rester où il est. C’est le début d’une bataille de communication et d’une mobilisation citoyenne pour le protéger. Le monde entier frémit d’angoisse: osera-t-il, le maire Murgia, chevaucher la pelleteuse qui rasera ce petit monument haut d’un mètre 20 tout habillé?
1er mars
Depuis plusieurs semaines les maraudeur·euses constatent que les balisages sont effacés sur les chemins qui relient la frontière à Briançon : écorces d’arbres arrachées, peinture noire ou tas de pierres recouvrant les balisages, flèches retournées dans les mauvaises directions. C’est peut-être en vue des JO que nos concitoyen·nes s’entraînent à battre tous les records de conneries.
26 mars
Vers 7 heures du matin, profitant de l’heure infâme (on n’est pas du matin) et de la météo sibérienne, les agent·es des services techniques de la mairie de Briançon rasent le cairn et enfouissent ses éléments démembrés dans les profondeurs des geôles communales. Dans l’après-midi, six personnes représentantes de plusieurs associations et collectifs briançonnais se rendent à la mairie pour exiger des explications, mais leurs vestes Adidas et leurs bouilles de mal réveillées sèment la panique parmi les employé·es municipales. Deux voitures de la police débarquent en trombe pour sécuriser le bâtiment, en cas d’attaque du groupuscule mal fagoté - mais à la rhétorique acérée (ah ça!). Vers 16h, comme par magie, douze cairns grands et petits repoussent là où le mémorial a été enlevé.
26-28 mars
A la demande de lycéen·nes de Briançon, des rencontres sur la situation à la frontière devaient avoir lieu à la Maison des Lycéens. Les intervenant·es, un avocat et des membres de Tous Migrants avaient préalablement été reçu· es par le proviseur. Rencontre cordiale. Dates fixées. Mais voilà que c’est remonté aux oreilles des quelque parents pas contents, puis plus haut encore, aux oreilles de la préfecture. Le proviseur se voit contraint d’annuler les rencontres.
29 mars
En prenant pour prétexte la candidature des Alpes françaises pour l’organisation des JO 2030, le conseil régional de la Région PACA vote une enveloppe d’un million d’euro par an jusqu’en 2030 pour participer à renforcer les équipements des forces de l’ordre dans les territoires al pins. Les agents de la PAF et les gendarmes vont avoir leurs lots de nouveaux joujoux « adaptés au terrain de montagne ». Annoncées pour 2025, les patrouilles en luge et les bonnets-pompon à gyrophare bleu.
30 mars
C’est lors de l’assemblée générale annuelle du Refuge Solidaire que, ni vu ni connu, la mention de «l’inconditionnalité de l’accueil» est retirée des statuts de l’association. Certain·es d’entre nous étaient dans la salle. On n’a même pas tiqué, comme si ça allait de soi. Sacré symbole quand même.
25 avril
La Défenseure des Droits Claire Hédon dénonce des violations « systématiques » des droits des personnes, en particulier des demandeur·euses d’asile et des mineur·es isolé·es, à la frontière franco-italienne. Elle épingle aussi des privations de liberté « arbitraires » et « indignes ». Ce sont les résultats de deux ans d’enquête menée sur les comportements de la police aux frontières à Montgenèvre et Menton. Ça fait plaisir bien sûr. Après, si elle avait passé un coup de fil à Michel, il lui aurait expliqué tout ça en 15-20 minutes.
15 mai
Adopté par le Parlement européen, le nouveau « Pacte sur la migration et l’asile », qui marque une ultérieure régression des droits fondamentaux des personnes migrantes et exilées. Parmi ses points forts, la généralisation de « l’approche hot-spot », expérimentée depuis 2015 en Grèce et en Italie et constamment dénoncée par les associations, aussi bien que l’application de procédures administratives de plus en plus expéditives, qui auront pour conséquences le déni du droit d’asile et la massification de la détention aux frontières extérieures. La stratégie est claire, et pas nouvelle: la frontière ne tombe pas, mais elle s’éloigne de nos appartements chauffés et climatisés.
19 mai
La fonte des neiges révèle un nouveau cadavre, retrouvé à 2300 mètres d’altitude, dans la Vallée Étroite, tout près de la frontière. Son identité n’a pas encore été établie, mais plusieurs indices laissent croire qu’il s’agirait d’une personne qui essayait de passer sans les fichus papiers. Elle serait donc la treizième victime de cette frontière depuis 2018. Les «tendres preuves du printemps» ont chez nous un sens bien macabre.
29 mai
Les rencontres annulées au lycée en mars, ont finalement lieu au détour d’un pique-nique hors les murs. Une chaleureuse occasion pour les lycéen·nes de s’informer, de débattre et de refaire une beauté au mémorial qui n’a de cesse d’être endommagé par des anonymes fâchés, p’tet même facho. N’en déplaise aux parents indignés et à la préfecture, la jeunesse se rebelle !
18 juin
Une amie assiste à l’interpellation d’un passant, dans le centre-ville briançonnais, par la police nationale. Surprise par le ton très agressif des agent.es, l’amie intervient : « Vous pourriez lui parler autrement ». « Toi la vielle dégage ! », lui répond un des agents, « Laisse nous faire notre travail ! ». Elle s’éloigne et prend la scène en photo, quand un autre agent s’avance vers elle et la saisie par l’épaule. Il lui arrache des mains le téléphone, efface les photos et jette l’appareil par terre. Pendant ce temps un autre agent demande à notre amie ses papiers, la menaçant d’une main courante. « Mais pourquoi ?? ». «Vous avez résisté quand je vous ai pris le téléphone ».
18 juin bis
A la fin de cette interpellation, le «passant» est placé en garde à vue et transféré vers le CRA de Marseille, d’où il sera reconduit chez lui quelques jours plus tard, avec une assignation à résidence de 45 jours, renouvelable une fois. Nous comptabilisons depuis septembre six transfert en CRA pour des personnes sans papiers résidentes depuis longtemps à Briançon. Des six transferts, aucun n’a conduit à une expulsion jusqu’à présent, heureusement.
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Le Pado c’est le squat qui a hébergé les gens qui passent la frontière pendant les deux mois de fermeture du Refuge, et qui a continué d’héberger celleux que le Refuge, une fois rouvert, mettait à la porte au bout des trois jours réglementaires de l’accueil «inconditionnel» : voir Le Pado, Carnet de bord de Zahra M., dans les pages qui suivent. ↩
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On parle de Les engagés d’Emilie Frèche (2002), de Les survivants de Guillaume Renusson (2022) et de La tête froide de Stéphane Marchetti (2024). ↩