Edito

L'inexorable montée du fascisme des années '20 (du XXIe siècle)

Ravages n°02, été 2024

« Quand il s'approchait de la frontière et qu'il a vu les tricornes de la Guardia Civil, mon père a découvert, parce que la réalité se construit avec des symboles, qu'il n'avait pas trouvé la liberté, loin de là, mais que pendant quelques semaines il s'était échappé de l'immense prison qu'était l'Espagne franquiste ».

Cette citation, tiré d'un chouette bouquin* de Paco Ignacio Taibo II, parle de l'année 1957, pendant laquelle le père de l'auteur avait suivi le Tour de France en tant que journaliste. Il s'apprêtait, au moment évoqué ici, à rentrer dans son pays, où la dictature sévissait depuis presque vingt ans. En lisant cette phrases, nous avons eu un drôle de frisson, et l'impression que, depuis quelques temps, il nous arrive quelque chose de comparable, à nous, les habitant.es du Briançonnais, quand on revient à nos belles montagnes tout près de la frontière, après un petit tour ailleurs.

C'était rien qu'un picotement au début. La sensation s'éveillait à partir de détails presque anodins, par exemple quand, en feuilletant le programme de cinéma d'une autre ville, on découvrait des films qui parlaient de la frontière et qui n'allaient pas être projetés dans les salles de chez nous, sans aucune explication ni officieuse ni officielle (voir les Brèves). Ou encore quand, après avoir été en visite chez des ami.es en d'autres villes de France, on s'est rendu compte qu'on commençait à oublier à quel point c'est agréable de passer la porte d'un café associatif, parce qu'à Briançon il n'y en a plus depuis longtemps, depuis entre autres que la mairie a pris pour habitude de préempter les locaux en vente, dès qu'elle soupçonne les gauchistes du coin de vouloir en faire un fief de fauteurs de trouble.

La chose s'est faite un peu moins frivole quand on a réalisé que, dans notre grande et lumineuse médiathèque, les bibliothécaires ne se sentent pas tout à fait libres de commander et de proposer les ouvrages qu'iels souhaitent, par crainte des représailles d'un minable de maire qui se prend pour le shérif de Nottingham (ou pour un hiérarque fasciste). Mais la gorge a commencé à sèchement se serrer quand on a appris que, dans le lycée de Briançon, le proviseur avait été sommé par la sous-préfecture d'annuler une rencontre autour du thème de l'immigration, qui pourtant avait été demandée par les élèves (voir les Brèves). Et on a vraiment du mal à respirer, ces derniers temps, à la vue de toutes ces voitures de la police nationale qui rôdent dans la ville, parce qu'on commence à avoir vraiment trop d'ami.es qui se sont faites arrêter, insulter, maltraiter, parfois diriger vers un CRA, sans autres raisons que la couleur de leur peau, ou le fait d'avoir réagi à la violence insensée d'une interpellation (voir les Brèves). Nous constatons, dans notre petite ville de frontière, que la situation empire sans cesse depuis l'élection en 2020 d'un maire de droite dont le plus grand rêve est d'être invité chez Cyril Hanouna (pardonnez-nous la vulgarité de ces propos). Mais tout s'accélère dans le mauvais sens depuis l'extrémisation droitière du deuxième mandat macronien. Et cette descente aux enfers risque de s'étendre à tout le pays, avec la montée en puissance des partis fascistes aux élections européennes et aux législatives anticipées de 2024. Sans oublier une Union Européenne qui repousse les limites du droit, pour consolider des frontières meurtrières et des pratiques juridiques excluantes.

C'est un peu de cela que nous parlons, dans les pages qui suivent. Une chute drôle serait bien la bienvenue là, une lueur même évanescente d'optimisme. Mais non.

Merci aux contributeur·rices de ce 2ème numéro : Mody Bic, Vrrhngt, Plume, Biche, Ptitpois, FleurBleue, Le race salta fosso, sussurrimi, gravier, Legrosmulot, Dayion.

Couverture du 2ème numéro de Ravages : un poisson géant arrive la bouche ouverte en-dessous d'un personnage qui nage