Tadi taxi oula saroukh ?

«Tu vas prendre un taxi ou une fusée ?»1

Lyrica est un nom assez poétique pour un médicament. Pourtant la prégabaline en a beaucoup d’autres, encore plus évocateurs. Selon la langue et la latitude on l’appelle la « Rouge », le « Taxi », la « Fusée ». Il semble que, de ce puissant médicament anxiolytique, antalgique et antiépileptique, on parle même dans quelques chansons, sur les côtes méridionales de la Méditerranée. Sa popularité en tant que drogue récréative est énorme dans les pays du Maghreb. L’île de Samos semble avoir été, pendant plusieurs années, sa plaque tournante et le centre de sa diramation vers l’Europe. Aujourd’hui, le Lyrica se trouve partout, vendu sous le manteau à 1,50€ la gélule, 10€ la plaquette, de Perpignan à Bruxelles, en passant par la Porte de la Chapelle.

Quelle est donc la raison d’un succès international qui frôle la légende ? Qu’est-ce qui fait de ce dérivé de l’acide gamma-amino-butyrique (ça fait moins rêver, n’est-ce pas?), l’un des médicaments les plus cités dans des fausses ordonnances, en France et en Belgique ?

La réponse est simple, chères lecteur.ices : une stratégie de marketing bien réussie ! Qui comporte, il est vrai, quelques pépins avec la justice, mais cela n’a plus l’air de scandaliser l’opinion publique occidentale, après les affaires de l’OxyContin de Purdue Pharma, ou du Fentanyl d’Insys Therapeutics, protagonistes inoubliables de la saga des opioïdes aux Etats-Unis.

D’autant plus que le Lyrica, pour le moment, est la drogue des sans-papiers, des exilé.es, des détenu. es, des sans-abris, des usager.es d’opioïdes : une population d’invisibles, sans droits et sans repré-sentant.es. Ce qui fait de sa diffusion sous le manteau un crime presque parfait.

Bravo donc à Pfizer, propriétaire des droits d’exploitation de la prégabaline, d’avoir réussi une deuxième affaire du siècle, après le vaccin anti-Covid ! Ces profits sont bienvenus, si l’on tient compte des 2,3 milliards de dollars d’amende payés en 2009 au gouvernement Étasunien pour avoir fait la promotion illicite de plusieurs médicaments (dont le Lyrica); des 60 millions de dollars d’amende payés en 2012, pour avoir corrompu des médecins et des représentant.es de gouvernement en Chine, République Tchèque, Italie, Serbie, Bulgarie, Croatie, Kazakhstan et Russie. Sans oublier les 1,3 millions d’euros versés à Jérôme Cahuzac en 2016, on se demande bien pourquoi...

Mais attention, chères lecteur.ices. Comme vous pouvez bien l’imaginer, l’utilisation de ce médicament n’est pas sans un certain nombre de conséquences plus que négatives. La prégabaline a en effet des propriétés euphorisantes, relaxantes et désinhibantes, en particulier lorsqu’elle est utilisée en association avec d’autres dépresseurs (opiacés, alcool, benzodiazépines…) dont elle potentialise les effets. Certains usager.es rapportent également une sensation de toute puissance. Mais un usage excessif entraîne très rapidement une forte dépendance physique, ainsi que plusieurs effets indésirables : prise de poids, œdème périphérique, vertiges, somnolence, ataxie, tremblements, fatigue, céphalées, douleurs articulaires, impuissance, troubles visuels. Le mésusage augmente le risque de dépression respiratoire par surdose d’opiacés, ainsi que le risque de troubles du rythme cardiaque. Au niveau comportemental, son usage est associé à une augmentation des idées suicidaires et des passages à l’acte, des accidents de la route, et de l’agressivité.

En fouillant dans la littérature pharmaceutique, on découvre que « les médicaments de la famille des gabapentinoïdes, dont le Lyrica fait partie, semblent être une cause de mortalité insuffisamment recherchée en médecine légale, notamment dans le cadre des décès pour overdose d’opioïdes », ce qui veut dire, dans notre langue, que le Lyrica tue un grand nombre d’usager.es d’opioïdes, mais que, pour le moment, personne n’a vraiment envie de savoir combien, ni bien sûr de bouger un doigt pour les aider.

Merci Pfizer, encore une fois.

Mais laissons la parole à notre ami K., [ancien usager de Lyrica] qui vit à Briançon depuis plus de deux ans.

R : Toi, t’as quoi à me dire sur le Lyrica ?

K : Encore hier, il y a un gars du Refuge Solidaire2 qui savait qu’il était en manque, alors il a pris son drap et il est allé dormir dans le parking près du refuge.

R : Mais il a dormi sur le parking, à même le sol ?

K : Bah oui, il savait qu’avec tout le monde au Refuge il pourrait pas se contrôler, alors il est parti sur le parking, tranquille, tout seul.

R : La dernière fois quand je t’ai demandé c’était quoi les plats typiques de l’Algérie, tu m’as répondu que c’était le Lyrica ! Parce qu’au Maroc y’a pas une aussi grande consommation, c’est ça ?

K : Pour la moitié des gens, comme les Marocains, la prise de Lyrica commence en Turquie. A Takzim, les potes que tu vas te faire ils vont te proposer du Lyrica. Les gens ils en vendent dans les camps, dans les associations. Au Maroc on a d’autres drogues, des Karkoubi [drogues psychotropes] comme roche [surnom du Valium]. Mais on n’a pas trop de Lyrica. Et tu vois, les gens qui sont pas sociables, qui sont timides et tout, ils prennent du Lyrica. Les gens qui sont SDF en Bosnie et qui partent dans les markets ou au feu rouge pour demander de l’argent, eux ils prennent du Lyrica, ça les encourage à faire ça. Pour voler aussi, ça donne du courage. Beaucoup de gens ils en prennent pour marcher aussi, pour traverser la montagne, pour se donner de l’énergie.

R : Et t’en a déjà pris ? Tu ressens quoi exactement ? T’es pas obligé de répondre si tu veux pas.

K : Moi mon maximum c’est 21 en une journée ! Une fois au Refuge, parce que t’as le droit à 3 pilules maximum par jour3, y’a un gars il disait « mais moi je suis habitué à 7 ou 8 par jour » et moi je lui ai pas dit mais j’en prenais parfois 17, 21 par jour (rires). Mais il faut se contrôler, j’ai pas tout pris d’un coup, comme ça tu sais. Il faut en prendre sur la journée. Au début t’en prends, t’as plein d’énergie et tout. Ça te rend trop sociable, ça te donne du courage et un peu de force. Et quand tu commences à sentir que l’énergie ça finit, tu prends encore. Mais à la fin moi quand j’ai senti que c’est bon l’énergie c’est fini, j’ai arrêté d’en prendre, j’ai aussi senti que je pouvais m’endormir n’importe où. J’avais les yeux tout rouges, et plus d’énergie. Et si tu continues de trainer, par exemple de marcher, tu commences à oublier où tu es et tu peux t’endormir d’un coup. Et tu peux plus marcher normalement. Et puis, y’a des gens le lendemain ils se souviennent plus de rien. Ca te fait vraiment sentir high, mumteshi [défoncé en darija marocain]. Le best combo, c’est Lyrica, du coca, et fumer du shit. Ça c’est comme si ça explosait la force du Lyrica, ça donne vraiment un trop trop grand high.

R : Mais du coup quand t’es habitué à en prendre 21 par jours et qu’après tu peux en prendre seulement trois, le manque il se manifeste comment ?

K : Quand t’es en manque y’a des gens ils deviennent vraiment trop agressifs. Y’a des gens qui volent et qui tuent à cause du Lyrica sur la route. Une fois j’étais en prison en Slovénie et y’avait des gens qui étaient en manque de Lyrica. Et les employés de la prison ne voulaient pas leur en donner. Alors les exilé.es ont commencé à ouvrir leur corps, à se faire du mal à eux-même4 et à tout casser. Les toilettes, les chaises… Et une fois qu’ils ont ouvert leur corps, on leur a donné du Rivotril.5 Tu peux mourir à cause du Lyrica. Une fois, j’étais en Bosnie, il y a des gens ils vivaient dans une maison abandonnée. C’était des migrants. Ils ont passé la limite du Lyrica.

R : T’entends quoi par la limite du Lyrica ?

K : Ils ont pris plus qu’un paquet. Et dans un paquet des fois il y a 14, des fois il y a 21 pilules. Ils étaient trois personnes. Un il était sorti de la maison. Un il était déjà en train de dormir, en overdose, K.O. Et l’autre il était au téléphone avec sa mère. Et dans la maison il y avait pas de lumière. Il a allumé une bougie mais il était sous Lyrica alors il a rien mis en bas de la bougie, il l’a posée directement sur la couverture. Et le mec il avait seulement envie de parler avec sa mère et après c’est bon, il dort. Le moment où il a fini l’appel avec sa mère, il a commencé à être en overdose lui aussi, et il a oublié d’éteindre la bougie. La bougie elle a continué, continué de fumer et ça a allumé la couverture. Et parce que vraiment ils avaient trop pris de Lyrica, ils se sont pas réveillés. C’est la troisième personne qui était pas dans la maison qui est rentrée et a trouvé que tout avait brûlé. Ils sont restés les deux dans le coma et au bout d’un mois l’un est mort et l’autre s’est réveillé... Mais il faut pouvoir contrôler. Parce que un peu ça t’aide trop. Tu en prends pour passer, sur la route. Quand tu marches dans la forêt ou quand tu sais que tu vas devoir faire des trucs durs. Mais trop vraiment c’est dangereux. Tu peux devenir tellement agressif, faire vraiment n’importe quoi, et après tu te rappelles de rien.


  1. Paroles de la chanson Takoul Saroukh (littéralement: « mange du Lyrica ») de Cheb Djalil. 

  2. Le Refuge Solidaire est un lieu d’accueil temporaire des personnes exilées traversant la frontière franco-italienne. 

  3. La PASS à l’hôpital de Briançon donne maximum trois jours de Lyrica aux habitant.es du refuge. L’ordonnance est théoriquement non-renouvelable si le départ est décalé. 

  4. Comme dit plus haut, une des principales manifestations du manque est de se faire du mal à soi-même. 

  5. Le Rivotril est utilisé d’une manière similaire au Lyrica.